covid-19 crise dans des CHSLD

Alors qu’une médecin raconte les ravages de la COVID-19 dans un CHSLD, le gestionnaire d’un CIUSSS livre le récit d’une dure « bataille » contre cet ennemi « subtil » et « sournois ».

Chronique

« On les a oubliés totalement »

Elle a pris une échelle. Elle est montée jusqu’à la fenêtre de la chambre. Elle a vu sa mère une dernière fois. Elle gisait dans son lit.

La Dre Isabelle Julien l’a vue.

Des fois, elle fait un FaceTime avec la famille. Les gens se disent adieu. Je t’aime. Ils ne se reverront plus.

Des fois, il est trop tard. Il est souvent trop tard. Les gens sont morts. Mais la famille veut les voir quand même. Alors la Dre Julien fait une photo de son patient mort. Un FaceTime funéraire.

Et ça continue.

Jour.

Après jour.

Huit sont morts mercredi au Centre Yvon-Brunet.

Est-ce huit ? Elle ne sait pas. Après 15 jours de travail de suite, la patronne a dit : « Va te faire tester, tu as mal à la gorge, reviens quand ton test sera négatif. »

L’autre médecin l’a attrapée ça fait tellement longtemps, elle est déjà guérie.

La voix est douce au bout du fil.

« Vous savez, les CHSLD, c’est bien mieux que ce que les médias disent d’habitude, mais c’est bien pire que ce qu’ils disent en ce moment… »

Yvon-Brunet : un centre de six étages, 180 patients à Ville-Émard. Un endroit bien tenu. Les gens sont fiers d’y travailler. Mais un endroit qui manque de personnel depuis des mois et des années.

Ça veut dire quoi ?

Ça veut dire une infirmière pour 90 patients sur plein d’étages la nuit.

Fait que là…

« On se sent impuissants. On est une équipe tissée serré, je travaille avec des gens formidables… Mais aujourd’hui, ce qui domine ? C’est le chagrin. »

Ils se regardent par-dessus leur masque, yeux dans l’eau, gorge nouée. Pas trop longtemps. C’est pas le temps de brailler. Il y a tant à faire…

Mercredi, d’après les données officielles, 61 % des patients étaient atteints.

« Il y en a qui guérissent, docteure ? »

Je posais la question pour trouver un semblant de bonne nouvelle.

Elle réfléchit.

« L’autre jour, après 10 jours, un patient s’est remis à manger, il allait vraiment mieux. »

Il est mort 12 heures plus tard.

***

Il y a tant à faire…

La journée commence par les constats de décès de la nuit.

Les gens qui viennent « transporter les corps » ne fournissent pas. Ce qui prenait trois heures en prend 24. Ou 48. Une fois, il a fallu trois jours.

Un CHSLD, c’est un endroit où des gens vont finir leur vie.

« Mais d’habitude, ils partent en paix, on est satisfaits des soins qu’on leur donne. »

Là, c’est des soins de fin de vie. Toute la journée. Partout.

Des prescriptions. Prescrire. Il faut prescrire. Pour pas que l’infirmière appelle à 3 heures du matin, à chercher une dope… Prescrire d’avance. De la morphine. D’autres trucs qui soulagent.

« Je peux vous dire une chose : personne n’a été en détresse respiratoire ! »

Elle en fait un point d’honneur.

Ça veut dire : aucun n’est parti en s’étouffant.

En courant comme des folles, elles ont soulagé leurs souffrances…

Mais c’était pas censé être un abattoir, ce truc.

Elles se regardent par-dessus leur masque. Yeux pleins d’eau. Gorge nouée.

Pas le temps de s’apitoyer, y a tant à faire…

***

Des fois, Isabelle Julien n’est plus docteure. Elle prend une débarbouillette d’eau froide. Elle la passe sur le visage d’un patient.

Elle m’a dit ça plusieurs fois.

Un peu d’eau fraîche dans le visage.

C’est la chose la moins médicale et la plus formidable qu’elle a l’impression de faire ces jours-ci, je crois bien.

« On dirait qu’on leur donne le monde… »

On voit tellement de choses…

Il y avait ce couple. Mariés depuis 70 ans. Elle venait le voir tous les jours. Lui tenait la main. Ils ont fermé les portes, alors ils faisaient du FaceTime pendant des heures sur un iPad.

Il a été atteint. Elle aussi de son côté.

« Ça se termine comme ça, ça n’a pas de bon sens… »

Encore des FaceTime avec des familles.

« Les gens parlent d’amour à leurs parents pendant que je tiens le téléphone. »

Faut pas que ça tremble trop. Mais « c’est là que je craque un peu… »

« On les aime, nos patients. C’est nos familles, on est là du matin au soir, moi, j’ai choisi ce travail, vous comprenez ? Je les serre, je les embrasse… on rit avec eux autres. On les connaît. Les préposés encore plus. On est comme une famille de 10 enfants où tout le monde va mourir…

« Il y a plein de mères qui ont élevé des familles toutes seules, à bout de bras, il y a des travailleurs, il y a des avocats, des docteurs, toutes sortes de gens…

« Même quand ils souffrent d’alzheimer, ils se rappellent un peu. Ils se souviennent d’être reconnaissants des soins qu’on leur donne. Nous, on les a oubliés totalement. Ça me brise le cœur… »

***

Elle ne veut pas revenir sur « avant ». Il y a trop à faire…

N’empêche : lui reviennent les images de ces gestionnaires qui disaient aux employés d’enlever leur masque il y a trois semaines, il y a deux semaines…

« Je sais qu’ils avaient peur qu’on en manque maintenant, mais peut-être que si on en avait plus porté avant, on en aurait moins besoin maintenant… On a positivé tous nos patients…

— Vous avez besoin de quoi ?

— De tout… »

L’équipement, il est entré. Mais encore faut-il des gens pour l’utiliser…

« On n’a même pas de poubelles sur les étages pour jeter nos équipements, il manque même de spécialistes des infections. On a du support, ça vient des Groupes de médecine familiale, des CLSC, mais depuis combien de temps on attend des renforts ? Quand il faut faire des soins sous-cutanés aux quatre heures, avec une infirmière pour 90 personnes, c’est physiquement impossible… » 

« C’est une catastrophe annoncée, ça fait tellement longtemps qu’on le dit. Les gens qui n’ont jamais vu un CHSLD, ils ont beau venir goûter les patates pilées, ils savent pas de quoi ils parlent… »

— La Dre Isabelle Julien

L’autre jour, quelqu’un lui a dit : on dirait des hôpitaux du tiers-monde.

Elle a répondu : non, si on était dans ce que vous appelez le tiers-monde, on aurait eu plus d’aide, il n’y aurait pas eu tant de paliers de décisions, de critères, les gens seraient juste venus…

Elle n’est pas dans la revendication, la dénonciation. Juste un constat. Immensément triste.

Les gestionnaires travaillent d’arrache-pied comme des fous aussi. Mais « même si, pour certains trucs, on a trouvé des solutions rapides, la lourdeur administrative ne s’est pas envolée ».

Un « génocide gériatrique »

N’allez pas croire qu’il n’y a pas de volontaires. De partout, des gens lèvent la main pour aider.

Julie (ce n’est pas son vrai nom) arrive de l’autre bout du spectre des soins de santé. Infirmière dans des salles d’opération. Son N95 bien ajusté, elle l’a. Travaille dans un environnement hyper contrôlé. Elle lève la main : OK, je vais en CHSLD !

Elle arrive dans un des points chauds un beau matin.

La première personne qu’elle voit après le gardien de sécurité, c’est une infirmière en sanglots. La fille vient de faire deux quarts de travail. Connaît foutument rien aux soins gériatriques. Arrive de gynécologie dans un hôpital en région. Elle était seule sur trois étages.

« L’infirmière auxiliaire avait des symptômes depuis des jours, mais le boss lui disait : “Tu peux pas partir, j’ai pus personne !” L’autre infirmière était partie à minuit… »

— Julie, infirmière

La fille avait passé la nuit à courir, il y avait des morts sur chaque étage…

« Je suis entré là, on m’a dit : “OK, tu donnes les médicaments écrasés dans du yogourt”, parfait, j’ai commencé… À la troisième chambre, le patient était mort… Les bénévoles apportaient des repas aux chambres, personne mangeait… Trop malades.

« Ils m’ont dit : “Va donner des soins de fin de vie”, mais j’ai jamais fait ça… Là, on m’a expliqué : tu mets un papillon dans chaque cuisse, tu mets de l’Ativan dans la première, ensuite de la morphine dans l’autre”…

« Ça sentait les cadavres… Les postes d’infirmière étaient déserts… Un moment donné, une autre fille arrive, masquée, avec une bombonne d’oxygène : comment on fait pour donner de l’oxygène ? ! Là, j’ai dit : il faut la clé, mais elle n’avait pas la clé, j’ai pris une dégrafeuse, j’ai ouvert la valve, je lui ai dit : “Mets-le pas à plus que deux litres pour commencer”, elle m’a dit merci, elle est partie en courant, je sais pas ce qui est arrivé…

« J’ai vu le médecin, il était extraordinaire, il appelait les familles une par une, j’en reviens pas de cette personne-là… Et tu sais ce qu’il a dit ?

— Il a dit quoi ?

— Il a dit : ça prend l’armée. On est rendus là. Il manque trop de gens…

— L’armée, hein ?

— Oui. Mais c’est pas ce que j’ai retenu de plus important.

— C’est quoi ?

— Il m’a regardée, moi totalement perdue, qu’il ne connaît pas, et il m’a dit : “On est témoins d’un génocide gériatrique.” »

Puis il a continué à appeler des familles pour les consoler.

Silence.

Encore du silence.

« J’ai pas encore réussi à pleurer ma journée. Écoute, je sais pas quoi te dire d’autre, laissez-moi tranquille avec ce que vous dites sur les travailleurs de la santé, les anges gardiens, les héros, les victimes… On est en train de diviser tout le monde, les primes pour les spécialistes, les infirmières qui sont pas contentes, les inhalos qui se sentent oubliés… Heille, les gens meurent ! Ils meurent LÀ ! On a raté le début, on peut-tu au moins sauver la suite ? Est-ce qu’on va être fiers après ?

« C’est ben beau aller prêter main-forte, j’en connais plein qui veulent prêter main-forte, plein d’amies docteures, mais laissez-nous y aller en équipe, pas toutes seules perdues dans des CHSLD ! Mais si je dis ça à mon gestionnaire, il va nous séparer, parce qu’il manque trop de monde. Moi, je veux y retourner ! Mais bien !

« Les gens reconnaîtraient même pas leurs parents s’ils entraient là… Moi, en ce moment, tout ce que je veux, c’est faire quelque chose pour cette génération qui s’est battue pour nous. Je suis pas la seule, mais faut le faire bien. »

J’ai rappelé la Dre Julien.

« Un génocide gériatrique, vous en pensez quoi ?

— … Je ne l’aurais pas dit. Mais ces mots me sont passés par la tête. »

COVID-19

« Le virus nous a joué un tour »

Le patron de plusieurs CHSLD décrit une « bataille » de tous les instants

« Quand ça rentre quelque part, ça rentre solide. » Un patron des CHSLD de l’Est-de-l’Île-de-Montréal raconte la bataille « heure par heure, jour par jour » menée dans un des centres d’hébergement les plus touchés par la COVID-19 au Québec. « Il y a comme une perte de [maîtrise]. Le virus est vraiment très subtil. C’est sournois. »

Claude Riendeau est directeur du soutien à l’autonomie des personnes âgées au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal. Et depuis un mois, il coordonne la guerre contre un ennemi dont il parle comme s’il avait un visage : « joueur de tours », « surprenant », « sournois », « subtil ».

Le CHSLD Joseph-François-Perrault, sur le boulevard Saint-Michel, est sous sa responsabilité. Il se situe dans le haut de la liste rouge de Québec des établissements pour aînés sous haute surveillance, avec 98 cas confirmés de coronavirus chez les résidants, soit 51 % des usagers. Trois personnes en sont officiellement mortes, mais d’autres décès sont « sous investigation ».

« Quand ça rentre comme c’est rentré là, c’est incroyablement difficile à [maîtriser]. Et on a beau déployer, réviser nos mesures, faire plus de formation, rajouter du personnel, il y a des cas qui apparaissent encore ; des gens qui n’étaient pas malades et qui le deviennent. Et j’ai d’autres sites qui n’ont aucun cas. On se demande : est-ce qu’ils ont de meilleures pratiques ? Moi, je ne crois pas.

« Quand ça rentre, ça rentre solide. C’est ce qui s’est produit dans quelques CHSLD au Québec. »

— Claude Riendeau, du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal

Claude Riendeau parle de l’impuissance, de la peur et des deuils à répétition. Il parle du casse-tête quotidien pour trouver du personnel. Il parle de l’anxiété des familles. Et il parle de la solidarité et de l’importance de ne pas baisser les bras.

Pris par surprise

Tout a commencé par un petit cas. Mais alors qu’ailleurs, on a réussi à juguler l’hémorragie, ici, la maladie s’est répandue comme une traînée de poudre. Les cas se sont multipliés. Les employés sont tombés les uns après les autres. Début avril, il a fallu en mettre 50 en quarantaine.

« On n’avait jamais vu ça. C’est d’une rare virulence. On a des résidants et des employés qui n’ont pas du tout de symptômes, qui vont très très bien, qui n’ont aucun signe. On a des gens qui se sont baladés depuis un mois en très bonne santé. Et le lendemain, ils font de la fièvre carabinée. Ils sont super contagieux. Je pense qu’on commence tout juste à comprendre le virus. » 

Le directeur de santé publique du Québec, Horacio Arruda, le répète régulièrement en point de presse : les connaissances sur la COVID-19 évoluent constamment, notamment sur les personnes asymptomatiques. Est-ce que ce sont elles qui ont causé l’éclosion à Joseph-François-Perrault ? 

Peut-être.

« On donnait des congés de l’hôpital [pour les transférer en CHSLD] à des gens qui allaient bien après 10 jours, et à la 12e journée, ils ont présenté des symptômes. On est tous pris par surprise par ce combat-là. »

— Claude Riendeau

Sans compter que les habitants de ce type de ressource ne sont pas les plus faciles à prendre en charge.

« Soixante-dix pour cent [des usagers ont] des déficits cognitifs. Ils ne [se plient pas du tout aux mesures de] mise en quarantaine. Ils touchent à tout partout. Ils veulent toucher les autres. Ils ne comprennent pas les consignes, ou ils ne se les rappellent pas. »

Pourtant, les équipes de Claude Riendeau sont des pros dans la lutte contre les virus. La grippe, la gastro, le syndrome d’allure grippale, autant d’ennemis avec lesquels ils ont souvent croisé le fer. 

« Je vous dirais qu’on est des experts des éclosions. Les gens sont habitués à ça, et on réussit à contrer des éclosions en quelques jours. Là, il y a comme une perte de [maîtrise]. Le virus est vraiment très subtil. »

Y a-t-il un sentiment qu’on perd la bataille ? Oui.

« Il y a effectivement ce sentiment-là. Mais je vous dirais que la cadence demeure. Malgré leurs inquiétudes, les employés sont d’un dévouement tout à fait incroyable. Il y a une solidarité qu’on n’a jamais vue. Il faut s’occuper des employés qui vivent des deuils à répétition. Il y a des décès. Les médecins aussi vivent des deuils et se sentent impuissants dans tout ça. »

« À la guerre »

L’ambiance est lourde entre les murs de l’établissement de brique. « Certaines journées, certains moments sont tristes, mais les gens restent concentrés sur la tâche. On est à la guerre, mais on est ensemble à la guerre. Des fois, il y a quelqu’un qui a la larme à l’œil. »

Samedi, des appels téléphoniques et des chaînes de courriels se sont poursuivis jusque dans la nuit pour trouver sept infirmières auxiliaires pour le lendemain. « Ç’a été jusqu’à minuit. On a trouvé tout notre personnel. »

Parfois, ce sont les ergothérapeutes, les physiothérapeutes, les techniciens en loisir qui changent de rôle pour donner des soins. D’anciennes préposées aux bénéficiaires devenues adjointes administratives sont retournées sur le plancher.

« Je ne veux pas vous faire ça trop rose. Il faut ajouter toute l’anxiété des gens qui ont peur de l’attraper. »

— Claude Riendeau

Les employés sont à bout de souffle. Et ils vivent avec une menace constante. « Chaque geste routinier peut nous contaminer. Il ne faut jamais commettre une erreur, comme toucher sa bouche. C’est vraiment une concentration de tous les moments, dans chaque geste. […] Quand on met l’équipement, quand on l’enlève », raconte Claude Riendeau, lui-même ancien infirmier. 

Sans compter la pression des familles, qui vivent dans l’angoisse de savoir leur proche en danger. « À longueur d’année, on a des familles qui sont inquiètes. On reste en contact, mais c’est terrible parce qu’elles se sentent vraiment exclues de ce combat-là. Elles sont à distance, incapables d’aider. On augmente les contacts du mieux qu’on peut, on répond aux inquiétudes. Il y en a qui passe par des députés, il y en a qui passe par un peu partout. On essaie de répondre à chaque appel. Il y a énormément d’anxiété. »

Voit-il de la lumière au bout du tunnel ? « C’est quelque chose qui va se gagner en équipe. Je crois qu’il faut faire une bataille heure par heure, jour par jour, et on va en voir la fin. Il y a une solidarité comme je n’en ai jamais vu et c’est clair qu’on ne lâchera pas. Je ne pense pas que les troupes sont complètement démoralisées. Il y a des situations qui sont tristes, mais on reste mobilisés.

« Le virus nous a joué un tour, autant au ministère qu’à tout le monde, en étant beaucoup plus virulent et sournois qu’on pensait », admet-il.

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