Jusqu'où ira Poutine ?

L’homme fort de la Russie a donné le feu vert lundi au déploiement de ses troupes dans les territoires séparatistes après avoir reconnu leur indépendance. Et ce n’est que le début, préviennent des analystes.

Le président russe Vladimir Poutine a fait monter dramatiquement la pression lundi dans la crise ukrainienne en reconnaissant formellement l’indépendance de territoires contrôlés par des séparatistes pro-Moscou dans l’est du pays.

La décision de l’homme fort russe – et l’ordre donné dans la foulée à ses troupes de se déployer dans les territoires en question pour officiellement les « pacifier » – a été rapidement décriée comme une atteinte à la souveraineté ukrainienne et une violation du droit international par plusieurs pays occidentaux.

Le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni d’urgence en soirée lundi pour faire le point sur la crise. L’ONU et une majorité de membres ont dénoncé la décision de la Russie de reconnaître l’indépendance des républiques de l’est de l’Ukraine, comme celle de déployer des troupes. Pour sa part, Moscou a assuré demeurer « ouvert à la diplomatie ».

Sanctions à venir

En guise de riposte, lundi soir, le président des États-Unis, Joe Biden, a publié un décret qui interdit tout nouvel investissement, échange ou financement par des personnes américaines à destination, en provenance ou dans les régions prorusses de Donetsk et Lougansk. Washington doit annoncer ce mardi de nouvelles sanctions.

L’Union européenne, le Royaume-Uni et le Canada ont également annoncé leur intention d’imposer des sanctions contre le régime russe avant que le Conseil de sécurité ne se réunisse d’urgence lundi soir.

« Il s’agit d’une violation manifeste des accords de Minsk et de la Charte des Nations unies, ainsi que d’une menace sérieuse pour la sécurité et la stabilité de la région. »

— Mélanie Joly, ministre canadienne des Affaires étrangères, dans un communiqué

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré attendre des alliés occidentaux un soutien « clair » et « efficace » à son pays face à la Russie.

Vers une offensive à grande échelle

Le déploiement russe risque fort de servir rapidement de prétexte à une offensive à grande échelle sur le sol ukrainien, préviennent plusieurs analystes consultés lundi par La Presse.

« Ce que Poutine veut, ce ne sont pas ces territoires séparatistes, qui étaient déjà de facto sous son contrôle. Il veut contrôler l’Ukraine », indique Eugene Rumer, spécialiste de la Russie rattaché au Carnegie Endowment for International Peace.

Les territoires des républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk, dans le Donbass, ont échappé au contrôle des autorités ukrainiennes en 2014 à la suite d’un soulèvement soutenu en sous-main par la Russie.

Moscou réclamait depuis des années que Kiev leur reconnaisse formellement une large autonomie, conformément aux dispositions d’accords de paix conclus à Minsk qui n’ont jamais été appliqués.

Brian Taylor, spécialiste de la Russie de l’Université de Syracuse, note que le régime russe souhaitait par ce stratagème s’assurer de garder un levier pour influer notamment sur la politique étrangère ukrainienne et empêcher l’adhésion du pays à l’OTAN.

La décision de reconnaître l’indépendance des deux territoires séparatistes marque l’abandon définitif des accords de Minsk et revient à « jeter ce levier à la poubelle », souligne l’analyste.

Il voit mal comment Vladimir Poutine pourrait se contenter de renforcer son contrôle sur cette zone limitée alors que l’intervention annoncée lundi est susceptible de renforcer la volonté du gouvernement ukrainien de se joindre à l’alliance militaire occidentale.

Les autorités russes répètent depuis plusieurs jours que les forces ukrainiennes multiplient les tirs et les attentats dans les territoires séparatistes, des allégations démenties par Kiev, qui parle plutôt de provocations et de fabrications de Moscou visant à donner au président russe un prétexte pour intervenir.

Dans cette veine, les autorités russes ont évoqué lundi une improbable tentative d’incursion d’un commando ukrainien sur le sol russe ainsi que la destruction d’un bâtiment frontalier.

M. Taylor estime que les troupes russes envoyées dans les territoires séparatistes risquent de s’en prendre directement aux soldats ukrainiens qui sont postés au-delà de la ligne de contact séparant depuis des années les belligérants au Donbass de manière à favoriser un embrasement du conflit et des opérations militaires à plus large échelle dans le pays.

Ils pourraient notamment baser leur action sur le fait que les séparatistes revendiquent une partie du territoire du Donbass qui n’est pas actuellement sous leur contrôle.

« Les soldats ukrainiens ne pourront pas toujours se contenter de ne pas réagir. À un certain moment, le gouvernement va décider qu’il faut combattre. »

— Brian Taylor, spécialiste de la Russie de l’Université de Syracuse

Dominique Arel, spécialiste de l’Ukraine rattaché à l’Université d’Ottawa, est aussi d’avis que les visées de Vladimir Poutine vont bien au-delà des territoires séparatistes de l’est du pays.

Le président russe, dit-il, a livré lundi à la télévision un discours « terrifiant » ponctué de « mensonges » qui le montrait clairement. Son allocution visait clairement, selon lui, à dépeindre l’Ukraine comme une grave menace pour la Russie de manière à justifier des actions militaires d’envergure.

« Il est même allé jusqu’à dire que l’Ukraine cherche à se doter de l’arme nucléaire, ce qui est une fabulation totale », note M. Arel.

Le président russe a aussi dépeint à cette occasion le pays comme une « colonie » des États-Unis mené par un gouvernement « de marionnettes ».

Le Kremlin a concentré au cours des derniers mois plus de 150 000 soldats en périphérie de l’Ukraine tout en répétant qu’ils participaient à des exercices militaires et seraient ensuite retournés à leurs casernes.

Une « gifle » à la diplomatie

Frédéric Mérand, qui dirige le Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal, pense qu’il est difficile de prévoir jusqu’où Vladimir Poutine entend aller dans le cadre de la crise actuelle.

L’attitude des pays occidentaux, qui promettent depuis des semaines de sanctionner très sévèrement la Russie pour toute intervention militaire en Ukraine, pourrait, selon lui, avoir une incidence non négligeable sur la suite des choses.

« Il n’y aura pas de solution rapide à cette crise. »

— Frédéric Mérand, directeur du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal

La décision de Moscou représente, quoi qu’il en soit, une véritable « gifle » pour les efforts diplomatiques que menaient certains pays, dont la France, pour favoriser la recherche d’une solution négociée, relève Eugene Rumer.

Le président français Emmanuel Macron avait annoncé dimanche que le président américain Joe Biden et son homologue russe avaient donné leur accord de principe à la tenue d’un sommet dont les modalités restaient à définir.

Les chances qu’il se réalise paraissent aujourd’hui bien minces, note M. Rumer, qui voit mal comment les demandes de Moscou envers l’Ukraine pourraient trouver une réponse négociée satisfaisante pour Vladimir Poutine.

« Il faudrait qu’il obtienne l’assurance du gouvernement en place à Kiev que le pays ne rejoindra jamais l’OTAN et suivra les orientations souhaitées par la Russie. Ça n’arrivera pas », conclut l’analyste.

— Avec la collaboration de Lila Dussault, La Presse, et avec l’Agence France-Presse

Ils ont dit

« Nous n’avons peur de rien ni de personne. Nous ne devons rien à personne. Et nous ne donnerons rien à personne. »

— Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine

« [Le Canada] rejette et condamne les décrets russes ordonnant l’envoi de forces militaires en Ukraine. On soutient toujours la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance de l’Ukraine. »

— Justin Trudeau, premier ministre du Canada

« J’ai signé un décret exécutif pour empêcher la Russie de tirer profit de ses violations flagrantes du droit international. »

— Joe Biden, président des États-Unis

« En reconnaissant les régions séparatistes de l’est de l’Ukraine, la Russie viole ses engagements et porte atteinte à la souveraineté de l’Ukraine. Je condamne cette décision. »

— Emmanuel Macron, président de la République française

« La reconnaissance de deux territoires séparatistes en Ukraine est une violation flagrante des lois internationales, de l’intégrité territoriale de l’Ukraine et des accords de Minsk. »

— Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne

« [Les actions russes sont] inacceptables, non provoquées et injustifiées. »

— Scott Morrison, premier ministre de l’Australie

— Lila Dussault, La Presse

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