Ne rien pardonner, ne rien oublier
Izioum, Ukraine — Une neige fine recouvre la terre fraîchement remuée de la forêt de pins. Tout est silencieux. Le calme après la tempête. Il n’y a plus que des fosses vides, ici. Quelques cercueils, vides aussi. Des fleurs de plastique. Une chaussure d’enfant.
Des rubans de signalisation zigzaguent entre les troncs d’arbres. Ils marquent les endroits où on a exhumé les corps. Cette paisible forêt est une vaste scène de crime.
De crimes de guerre, perpétrés pendant plus de six mois par l’occupant russe près d’Izioum, dans l’est de l’Ukraine. Six mois de pillages, de destruction, de torture, de détentions illégales et d’exécutions sommaires.
Six mois de terreur absolue.
À la mi-septembre, des enquêteurs ukrainiens ont exhumé 451 corps dans la pinède. Ils n’ont laissé que les croix de bois marquées d’un simple numéro.
Il ne s’agit pourtant pas que de numéros, mais d’êtres humains. Chaque tombe éventrée dans cette forêt a une histoire tragique à raconter.
Sous la croix 319, par exemple, il y avait un auteur de littérature jeunesse. Beaucoup de parents ukrainiens connaissent bien son œuvre ; ils lisent ses histoires à leurs enfants, le soir, pour les endormir.
Il s’appelait Volodymyr Vakulenko. C’était un doux poète. À la fin mars 2022, les occupants russes l’ont exécuté de deux balles dans la tête.
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Après avoir vécu à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, Volodymyr Vakulenko était revenu s’établir avec son fils autiste dans son village natal de Kapitolivka, tout près d’Izioum. « Il n’avait jamais tenu un fusil dans ses mains », insiste sa mère, Olena Ihnatenko.
Quand la guerre a éclaté, l’écrivain a décidé de faire ce qu’il faisait de mieux : écrire.
Il a tout noté dans un journal. Les combats qui grimpaient « comme une vipère en colère » au plus près d’Izioum. Les frappes aériennes. Quatre maisons de son village « balayées, comme si elles n’avaient jamais été là ». Un cratère au fond duquel une canalisation arrachée crachait des trombes d’eau « tel du sang s’échappant d’une artère coupée ».
Au terme d’une bataille dévastatrice, les troupes russes se sont emparées d’Izioum.
Malgré le danger, Volodymyr Vakulenko a continué d’écrire. Désormais, il documentait la vie sous l’occupation, furtivement, prenant soin d’enterrer son journal sous un cerisier, dans le jardin.
« Les premiers jours de l’occupation, j’ai pris un coup de vieux, sans doute aussi à cause de la faim, notait-il. Maintenant, je me suis ressaisi. Je laboure même mon potager un tout petit peu et j’ai fait mes réserves de pommes de terre. »
Izioum était devenu méconnaissable. Les soldats russes étaient partout dans la ville dévastée, coupée du reste de l’Ukraine. Il n’y avait plus d’électricité, plus d’eau courante, plus de réseau téléphonique. Les habitants avaient basculé dans l’âge de pierre – et dans la peur.
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« J’ai toujours su que je serais trahi tôt ou tard », a écrit Volodymyr Vakulenko dans l’une des dernières pages de son journal. Il avait raison.
Le 22 mars, des soldats russes ont cogné à sa porte. L’écrivain n’était pas surpris ; il connaissait les rumeurs à son sujet. Dans son minuscule village, tout se savait. Son fervent nationalisme ukrainien n’était un secret pour personne.
Les soldats russes sont revenus le 24 mars. Ils l’ont emmené avec eux. On ne l’a jamais revu vivant.
« J’ai couru à l’endroit où les soldats avaient établi leur quartier général, au village, raconte sa mère, Olena Ihnatenko. Ils m’ont dit très poliment de ne pas m’inquiéter, qu’ils n’étaient pas des nazis et qu’ils allaient libérer Volodymyr. J’ai attendu un jour, j’ai attendu deux jours. Le troisième jour, je suis retournée au quartier général. L’attitude des soldats avait changé. Ils m’ont chassée sans ménagement. »
Son fils était probablement déjà mort.
Mais cela, Olena Ihnatenko n’en aurait la confirmation qu’après la libération d’Izioum, le 10 septembre. Sous l’occupation, on chuchotait, mais on ne savait rien, vraiment. Il y avait des rumeurs de salles de torture, de disparitions, de corps abandonnés dans les rues. Des horreurs impossibles à vérifier, noyées dans le grand brouillard de la guerre.
Maintenant que les troupes se sont retirées, le brouillard se dissipe peu à peu et l’Ukraine est déterminée à documenter les crimes de guerre perpétrés par les forces russes. Tous les crimes de guerre. Un par un.
Elle est déterminée à ne rien pardonner, à ne rien oublier.