Le travail à la tâche

Une carrière dans l’économie à la tâche ?

L’économie à la tâche, ou gig economy comme disent nos voisins, occupe une place grandissante dans le monde du travail, alors que les Uber et autres DoorDash se multiplient. Peut-on y faire carrière ? Tout dépend de ce qu’on entend par carrière…

UN DOSSIER DE MARC TISON

Le travail à la tâche

Trois voitures en autopartage

La crise lui avait fait mal.

David Oisel fait normalement du développement d’affaires en rencontrant ses clients en personne. La pandémie l’a confiné à la maison, le forçant à se rabattre sur des contacts téléphoniques nettement moins efficaces. « Pendant des mois, je n’avais pas de contrats à aller chercher », raconte-t-il.

« Du coup, ça m’a rendu disponible et ça m’a fait chercher une autre source de revenus. »

Justement, il avait loué durant l’été une voiture sur la plateforme d’autopartage Turo. « Vous connaissez Airbnb ? C’est la même chose, mais version véhicules », explique-t-il.

« Je me suis dit : pourquoi ne pas commencer ça, moi aussi ? »

Mais plutôt que d’inscrire son véhicule personnel, il a décidé d’en acquérir un autre expressément pour cet usage – une Smart d’occasion, une minuscule voiture qui susciterait la curiosité, pensait-il.

Il l’a inscrite sur la plateforme le 3 septembre. Le lendemain, elle était louée.

« J’ai vu qu’il y avait de la demande. J’ai décidé de mettre mon premier véhicule également sur la plateforme. » Il s’agissait d’une spacieuse Hyundai Sonata 2011, bien adaptée aux escapades à l’extérieur de Montréal.

Il l’a inscrite à son tour le 7 septembre. La première location a été enregistrée le jour même.

« Je me suis dit : pourquoi ne pas prendre une autre voiture ? »

Ce fut chose faite à la fin d’octobre, avec cette fois une Nissan Versa 2014.

« Ce ne sont pas des véhicules neufs, mais ils entrent dans les normes de critères de Turo, à savoir âgés de 12 ans et moins. »

Il consacre deux heures à nettoyer et désinfecter la voiture avant et après chaque location.

« Cette économie du travail à la tâche, elle est super rentable dès lors que les voyages s’étirent, dès lors qu’on a du volume », constate-t-il.

« En juillet prochain, j’ai déjà une location pour 30 jours. C’est pas mal rentable pour deux heures de travail. »

Question de service

Il faut bichonner les voitures, mais aussi les clients, qui commentent le service sur la plateforme.

« Le plus dur, c’est les premières notes, parce que tout se passe sur des notes », indique le proto-entrepreneur.

« Plus on donne une expérience qui est bonne à chaque nouvelle personne qui utilise son véhicule, plus on va être bien vu et plus ça va être facile ensuite d’avoir de la clientèle. »

— David Oisel

« C’est sûr que c’est un effort constant, reconnaît-il. Il faut connaître aussi ses limites et ses possibilités. »

Limites financières, bien sûr, mais d’espace, également. Car il faut entreposer les pneus d’hiver et garer les voitures en attente de location.

Un bon complément

L’expérience lui permet de développer de nouvelles compétences, se réjouit David Oisel. « Et aujourd’hui, je sais que je peux faire ça, en tout temps. Avant, c’était un coût d’avoir un véhicule. Maintenant, c’est plus comme un actif. »

Il a vendu sa Smart au début d’avril. Alors que le travail reprend, il préfère consacrer son temps à sa Sonata, plus demandée.

« Sur six mois, la Smart a quand même pu être rentabilisée, constate-t-il. C’est quand même cool ! »

Il l’a remplacée par une Chevrolet Cruze, qu’il hésite encore à inscrire sur la plateforme. Car il espère voir sa carrière redémarrer sur les chapeaux de roues.

Travaillerait-il avec la plateforme d’autopartage à temps plein ? « Il y a un point limite, répond-il. Il faut savoir quelle est notre limite en matière de logistique. Je sais qu’on peut avoir beaucoup plus de voitures que trois ou quatre, mais ça requiert d’engager quelqu’un, ça requiert effectivement un temps plein. Pour moi, c’est plus un complément de revenu. Mais un bon complément profitable. »

C’est quoi, Turo ?

Turo est « une plateforme d’autopartage, mais communautaire », décrit Cédric Mathieu, directeur général de Turo Canada.

Fondée en 2010 aux États-Unis sous le nom de RelayRides, l’entreprise a changé sa raison sociale pour Turo en 2015. Elle s’est installée au Canada en avril 2016, d’abord au Québec, en Ontario et en Alberta.

« On a aujourd’hui plus de 1 million de Canadiens qui se sont inscrits à l’application, et un peu plus de 43 000 voitures inscrites sur la plateforme depuis notre lancement », informe le directeur général.

C’est l’hôte qui détermine son taux de location.

« Notre algorithme recommande un prix au propriétaire, en fonction de la voiture, de l’année, de l’emplacement, du moment de l’année, etc. Mais au bout du compte, c’est toujours le propriétaire qui est libre de fixer son propre prix », informe Cédric Mathieu.

La location se fait à la journée, avec des rabais pour les locations de longue durée. La durée moyenne d’une location se situe entre deux jours et demi et trois jours.

Au cours des deux dernières années, les hôtes canadiens ont tiré en moyenne des revenus de location de 768 $ par mois, après commission, indique le directeur.

L’inscription est gratuite, tant pour les hôtes que pour les membres. Turo se rémunère avec une commission de 30 % sur les transactions.

« Si la voiture est inscrite à 100 $ la journée, on va prendre 30 $ pour couvrir tous les frais d’assurance et les frais de la plateforme, et le propriétaire va en garder 70 $ », donne-t-il en exemple.

Pendant la période de location, l’assurance couvre tous les dommages sans franchise, avec une protection en responsabilité civile de 2 millions de dollars.

Le travail à la tâche

Travailleurs indépendants ou prisonniers ?

La personne qui travaille dans l’économie de partage, le plus souvent sur une plateforme électronique, est-elle un travailleur indépendant, comme le clament les entreprises du secteur, ou un salarié invisible ?

« La différence est énorme et c’est une question d’ordre public sur laquelle les gouvernements vont devoir se pencher tôt ou tard », relève Jean Bernier, professeur émérite associé au département de relations industrielles de l’Université Laval. Il a dirigé un ouvrage collectif, L’intelligence artificielle et les mondes du travail — Perspectives sociojuridiques et enjeux éthiques, paru en janvier aux Presses de l’Université Laval.

Tout notre régime de protection sociale en matière de travail a été conçu au siècle dernier et est basé sur la relation traditionnelle entre un employé et une entreprise, souligne-t-il.

C’est cette reconnaissance qui procure salaire minimum, congés, vacances, régime de retraite, contribution de l’employeur au RRQ ou à la CNESST, dont sont privés les travailleurs à la tâche.

« Avec la numérisation, l’intelligence artificielle, la gestion algorithmique, on assiste à une dématérialisation partielle ou progressive des entreprises jusqu’au modèle le plus achevé de dématérialisation que sont les plateformes numériques », assène-t-il élégamment.

Dans la plupart des pays où le législateur ou d’autres instances ont eu à statuer sur ces travailleurs, « ils se sont prononcés en faveur du statut de salarié, parce qu’ils trouvent que les critères pour déterminer ce qu’est un salarié s’appliquent », souligne le professeur émérite.

« C’est la plateforme qui détermine les conditions d’exercice du métier et qui fixe les règles. C’est la plateforme qui les évalue. Et elle a même un pouvoir de sanction, comme un employeur traditionnel. »

— Jean Bernier, professeur émérite associé au département de relations industrielles de l’Université Laval

Ces entreprises désincarnées tentent à tout prix d’échapper à leurs responsabilités sociales, pour se transformer en « entreprises réglementaires » : « Elles se substituent à l’État pour déterminer les règles de fonctionnement », décrit Jean Bernier.

Une des manières de se libérer des lois du travail est de conclure avec le travailleur un contrat de nature commerciale, dans lequel est introduit ce qu’on appelle des clauses compromissoires.

C’est ce qu’a dénoncé jusqu’en Cour suprême un travailleur ontarien d’Uber.

L’affaire Heller

David Heller, un chauffeur-livreur d’Uber Eats à Toronto, a intenté en 2017 une action collective contre Uber pour obtenir l’application des normes ontariennes du travail. L’homme gagnait annuellement entre 20 000 $ et 31 000 $ en travaillant exclusivement pour cette entreprise.

Le contrat de 14 pages qui le liait à l’entreprise incluait une clause d’arbitrage obligatoire devant un tribunal situé aux Pays-Bas, dont les frais initiaux s’élèvent à 14 500 $ US. Rien pour inciter à se plaindre.

Dans sa décision rendue le 26 juin 2020, la Cour suprême a conclu que cette clause d’arbitrage « est inique et donc nulle ».

« L’arrivée des plateformes numériques dans notre paysage économique s’accompagne d’un recours croissant à de telles clauses », ont indiqué les professeures en droit du travail Urwana Coiquaud et Isabelle Martin, dans la revue Relations industrielles.

« Elles réduisent au silence ces travailleurs, ces consommateurs ou leur imposent un semblant de justice dont l’essentiel des paramètres auront été déterminés par l’employeur, le commerçant, souvent placé en position de force. »

L’origine

En anglais, l’expression gig economy, en référence à la prestation rémunérée d’un musicien (gig), est apparue en 2009 sous la plume de l’ancienne rédactrice en chef du New Yorker Tina Brown.

Une définition

Voici la définition qu’en a donnée l’Office québécois de la langue française (OQLF) en 2018 :

« Économie caractérisée par une prédominance de travailleurs indépendants et de sous-traitants rémunérés à la tâche ou pour des contrats de courte durée. »

Une traduction

Économie à la demande. Ou à la tâche. Ou économie des petits boulots, mentionne encore l’OQLF. Ou économie de la jobine à distance, ne mentionne pas l’OQLF.

Le travail à la tâche

Cinq points de friction…

L’économie à la tâche est-elle source d’autonomie et de contrôle de sa destinée, comme le prétendent ses thuriféraires, ou plutôt d’aliénation et de précarisation ? Cinq éléments à considérer…

Conciliation travail-famille

« Il y a tout un discours sur le travail à la demande qui met l’accent sur la liberté, l’autonomie et la flexibilité. Mais dans les faits, le portrait est assez différent », observe Julia Posca, chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). « On constate plutôt que c’est une offre de travail très incertaine. »

La flexibilité est davantage dictée par la demande de la clientèle que par la volonté du travailleur.

La souplesse de l’horaire et l’autonomie devraient en principe permettre au travailleur d’être disponible pour ses proches aux moments propices. Au contraire, sa loyauté est plutôt dévolue à la plateforme.

« Cette disponibilité peut venir en conflit avec la conciliation travail-famille, constate Julia Posca. L’horaire est contraint par une demande qui est incertaine. Ça vient un peu relativiser l’idée de flexibilité et de liberté. »

Rentable ?

Mais cette disponibilité est-elle au moins rentable ?

Sur la base des données disponibles les plus récentes, une étude de Statistique Canada publiée en 2019 a calculé que le revenu médian net tiré du travail à la tâche s’était fixé à 4303 $ en 2016.

Pour plus du quart des travailleurs à la tâche, les revenus à la tâche représentaient la totalité de leurs revenus de travail et 89 % de leurs revenus totaux, ont indiqué les auteurs Sung-Hee Jeon, Huju Liu et Yuri Ostrovsky.

« L’étude est intéressante parce qu’on n’a pas beaucoup de données sur le travail à la demande, et elle permet de confirmer l’idée que c’est souvent un travail d’appoint, indique Julia Posca. Ce n’est pas quelque chose dont les personnes peuvent vivre. »

Le travail tributaire d’une plateforme pose un autre problème, ajoute-t-elle : plus les travailleurs sont nombreux, plus ils se partagent le travail. Et les revenus.

La tarte ne s’agrandit pas nécessairement avec le nombre de convives.

Faire carrière ?

L’économie à la tâche présente tout de même des aspects positifs, comme le montre l’exemple de David Oisel avec Turo.

« Il y a des personnes qui veulent faire ça à temps partiel comme revenu d’appoint », confirme Jean Bernier, professeur émérite associé au département de relations industrielles de l’Université Laval.

L’économie à la demande « permet cette flexibilité. Mais si on parle de carrière, c’est plutôt désespérant ».

La régularité des revenus – sans même parler d’augmentation –, la possibilité de se perfectionner, l’accès à des postes plus élevés sont absents des perspectives du travailleur à la tâche.

« C’est, au fond, la forme la plus achevée de la précarisation de l’emploi, observe M. Bernier. C’est susceptible d’avoir à terme des conséquences sociales et sociétales extrêmement importantes. »

L’une de celles-là apparaît à la fin de ladite carrière, justement.

La retraite

Chez les galériens de l’économie à la tâche, la liberté 65 est un mirage. Sans régime de retraite et avec des revenus qui laissent peu de place à l’épargne, la retraite ne peut qu’être plus tardive.

« Plus tardive, mais avec quelles prestations de retraite ? demande Jean Bernier. Ces donneurs d’ouvrage ne contribuent pas au Régime de rentes du Québec. Et la question se pose : est-ce que tous les travailleurs des plateformes et des petits boulots font la double cotisation au Régime de rentes du Québec, comme les travailleurs indépendants doivent le faire ? »

À défaut, ils ne pourront compter que sur la prestation de la Sécurité de la vieillesse fédérale.

« On ne passe pas les hivers en Floride avec ça ! »

L’impact psychologique

La pandémie nous le démontre : quoique le télétravail présente des avantages, la majorité des travailleurs souhaiteraient retourner deux ou trois jours par semaine au bureau, question d’échanger avec les collègues.

Une satisfaction dont sont privés les travailleurs à la tâche.

Dans leur étude Über-Alienated : Powerless and Alone in the Gig Economy, publiée en août 2020, trois professeurs de sociologie canadiens montrent que « les travailleurs des plateformes rapportent des niveaux plus élevés d’impuissance et de solitude, et cette association ne peut pas être expliquée par leur vulnérabilité aux difficultés financières », écrivent-ils.

Leur étude révèle que les travailleurs de l’économie à la tâche sont 50 % plus susceptibles de connaître un sentiment d’impuissance, et près de 40 % plus susceptibles de ressentir un faible contrôle.

« Ça me semble tout à fait logique, dit Julia Posca. On n’a souvent aucun contact avec l’entreprise. C’est par l’entremise d’une plateforme qu’on reçoit des offres de travail qu’on doit accepter, et on n’a aucune emprise sur le travail qui est fait. C’est alors que le sentiment d’aliénation et de dépossession peut être très grand. On est isolé et à la merci de ce que la plateforme nous demande. »

Il peut même s’y ajouter un sentiment de vulnérabilité.

« Les licenciements arbitraires sont une autre caractéristique, ajoute-t-elle. Ces plateformes fonctionnent souvent avec des systèmes d’évaluation du service par les clients. Selon l’évaluation que vous recevrez, certaines plateformes pourront vous retirer de la plateforme sans aucune forme de discussion. Encore une fois, le travailleur est complètement dépossédé. »

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