Simons n’a pas fait « la promotion de l’euthanasie »

La chronique est un art qui se pratique souvent dans le feu de l’action. La fin de l’année est une bonne occasion pour nos chroniqueurs de voir ce qu’ils auraient pu faire différemment, avec du recul.

Le scandale ne s’est pas propagé jusqu’au Québec, mais paradoxalement, il provient d’une entreprise établie dans le Vieux-Québec depuis 182 ans. Il a fait grand bruit aux États-Unis, au Canada anglais et jusqu’en Angleterre. Mais vous ne savez sûrement pas de quoi je parle.

Pourtant, l’heure est grave. Car la chaîne de magasins Simons – fleuron québécois s’il en est un – a fait la promotion de l’euthanasie. Pas celle des petits animaux malades. Non, l’euthanasie des humains.

Tout cela n’a évidemment aucun sens, mais c’est ainsi que la droite américaine et canadienne-anglaise a interprété une vidéo artistique intitulée Tout est beauté dont le message était le suivant : voyez la beauté partout, même dans les moments sombres et les épreuves.

Cette tempête alimentée par la foi, et par une forte dose de mauvaise foi, a heurté Simons assez violemment. Avec le recul, ces attaques gratuites auraient mérité plus d’attention au Québec, et c’est pourquoi j’y reviens, au moment où la fin d’année nous incite à regarder dans le rétroviseur.

Certes, la proposition de Simons était audacieuse, peut-être risquée. On était très loin de la publicité traditionnelle annonçant que les bas de nylon et les cravates sont à 50 % de rabais.

Pendant la vidéo de trois minutes, Jennyfer, une musicienne de 37 ans, parle de ce qui a nourri sa vie et de la façon dont elle anticipe ses derniers moments. Mourir à l’hôpital n’est pas « naturel » ni « doux », dit-elle. « Quand j’imagine mes derniers jours, je vois de la musique. Je vois l’océan. Je vois du gâteau au fromage. »

Les images sont gorgées de poésie. Une plage, une forêt, un violoncelle, un repas entre amis, des méduses illuminées, des bulles de savon géantes. Et à la fin, ces quelques mots : « Pour Jennyfer, juin 1985 – octobre 2022 ».

Vous aurez compris que Jennyfer a demandé l’aide médicale à mourir. Et que la vidéo a été diffusée très peu de temps après⁠1.

Dès le 2 novembre, le grand patron de Simons, Peter Simons, était en entrevue à TVA⁠2 pour expliquer sa vision. Après deux ans de pandémie, il souhaitait évoquer l’importance des relations interpersonnelles et celle de profiter du moment présent. Jennyfer nous rappelle comment voir la beauté dans les moments difficiles, ce qui témoigne d’un grand courage, selon l’homme d’affaires reconnu pour son humanisme et sa passion pour l’art. D’ailleurs, il a lui-même piloté le projet après avoir fait la rencontre de Jennyfer.

Fin de l’histoire au Québec. Mais pas ailleurs. Oh non !

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La vidéo de Simons fut un prétexte pour faire le procès du Canada et de ses valeurs.

« Il est barbare d’établir un système bureaucratique qui propose la mort comme un traitement fiable contre la souffrance et qui enrôle les médecins pour délivrer ce “remède” », a-t-on pu lire dans le New York Times.

Fox News s’est scandalisé de l’histoire d’un jeune homme de Toronto que les médecins « ont accepté de tuer parce qu’il est triste et n’a pas de petite amie », avec une photo de Justin Trudeau en mortaise et les mots « euthanasiez-les » 3.

Pire, des enfants pourront bientôt être tués par des médecins payés par l’État sans que leurs parents ne soient prévenus, a affirmé l’animateur Tucker Carlson. On nage en plein délire.

L’histoire s’est rendue au Royaume-Uni. « En présentant la décision d’une femme de se suicider comme un choix de vie haut de gamme, Simons glorifie le suicide et dit aux Canadiens vulnérables qu’ils seraient mieux morts que vivants », a déclaré un chargé de cours de l’Université d’Oxford au Daily Mail4.

Les mots « Simons », « promotion » et « euthanasie » ou « suicide » se sont retrouvés dans les titres de dizaines de publications en ligne (nouvelles, pub, mode, marketing). Un exemple : « Le Canada est désormais mondialement connu pour le suicide des jeunes, des vieux, des faibles et des pauvres », a titré Rebel News⁠5.

« C’est la réaction aux États-Unis qui a créé des remous au Canada. C’est la droite religieuse qui est montée au créneau », résume Éric Blais, qui a suivi le feuilleton pendant des semaines. À titre de président de Headspace Marketing, une entreprise qui aide les annonceurs du Canada anglais et des États-Unis à mieux comprendre le marché québécois, il est bien placé pour observer les différences culturelles. Celle-ci est de taille XXL.

À son avis, le message de Simons était « quand même extrême », mais il est « justifié » pour une entreprise de « parler de ses valeurs et de faire des publicités sociales ». Veut-on seulement voir des publicités annonçant des rabais ?

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Une pétition demandant à Simons de cesser « la promotion de l’euthanasie » a recueilli plus de 7500 signatures. L’entreprise a aussi eu droit « à un déluge de harcèlement et de menaces en ligne », selon son agence de pub, ce qui a mené au retrait de la vidéo vue 1 million de fois⁠6.

Même si personne chez Simons n’a souhaité me parler de ce feuilleton – parce que « la campagne a pris fin il y a plus de deux semaines » et que l’équipe se consacre au temps des Fêtes, selon la firme de relations publiques National –, il m’apparaît évident que l’idée n’était pas d’obtenir de l’attention médiatique en provoquant. Ce n’est pas du tout le genre de Peter Simons, qui doit être attristé par la tournure des évènements.

L’essence de son message a été déformée et politisée. D’ailleurs, l’absence de controverse au Québec laisse croire qu’il était tout à fait possible de bien comprendre l’intention de Simons.

Voilà une énième illustration du fossé qui sépare les deux solitudes du Canada, et de l’immense canyon entre les Québécois et la droite américaine. Voilà la démonstration que l’on voit bien ce qu’on veut voir, avec ses convictions et ses valeurs.

J’aime mieux voir, dans le récit de Jennyfer, une invitation à la réflexion sur la vie.

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