Monde / Afrique

Dans l’enfer des mines de cobalt

La République démocratique du Congo se trouve à la tête du plus important gisement de cobalt, un minerai crucial pour la transition énergétique mondiale. L’arrivée de la Chine, qui fait main basse sur les mines du pays sur fond d’explosion de la demande, n’a guère amélioré le quotidien de la population locale. Travail des enfants, exploitation et impunité règnent plus que jamais dans l’extraction de « l’or bleu ». UN DOSSIER DE NOTRE COLLABORATEUR THÉOPHILE SIMON

Un minerai extrait dans le sang

Kolwezi, — République démocratique du Congo — Six petites mains apparaissent au sommet d’un mur de béton, puis trois enfants, âgés de 6 à 10 ans, font basculer de lourds sacs de minerai en contrebas. La petite bande en haillons se précipite bientôt vers un ruisseau adjacent et passe les gravats au tamis. De petites pépites de cuivre et de cobalt apparaissent dans l’eau boueuse. Un sourire effleure les visages juvéniles, jusque-là si sérieux : après avoir vendu leurs poignées de cailloux à l’un des négociants situés au bord de la route, ils ne rentreront pas chez eux les mains vides.

« Quand je trouve quelque chose, je ramène un peu de manioc à la maison », raconte Bonheur Tumbamosoya, 6 ans, l’un des trois équipiers. Les murs d’enceinte des gigantesques mines à ciel ouvert de Kolwezi, le principal poumon économique de la République démocratique du Congo, sont visiblement de faible utilité. Comme Bonheur et ses compères, près de 40 000 enfants pénétreraient chaque jour dans les mines de la région pour tenter d’y glaner du minerai.

Creusées au milieu d’un océan de misère, les mines du Sud-Est congolais concentrent les trois quarts de la demande mondiale de cobalt, un métal hautement stratégique utilisé dans les batteries électriques et désormais crucial pour la transition énergétique mondiale.

Dans un contexte d’explosion de la demande, une ruée vers l’or des temps modernes est à l’œuvre dans cette partie reculée du continent africain.

La Chine a fait main basse sur la quasi-totalité des mines de la région. Au point de se trouver aujourd’hui en position de quasi-monopole mondial.

« Les Chinois ont été très proactifs, ils ont massivement investi au Congo afin de contrôler la production des matières premières nécessaires à la construction de batteries électriques, un secteur qu’ils dominent également. Résultat, la Chine contrôle désormais 75 % du stock planétaire de cobalt raffiné. »

— Robin Goad, géologue torontois, fondateur de l’entreprise Fortune Minerals

Régnant sur une industrie minière représentant le tiers de l’économie congolaise, les entreprises chinoises ont, selon plusieurs membres de la société civile congolaise, provoqué un effondrement des conditions sociales. « Cette industrie a toujours connu des atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement, mais cela a empiré avec l’arrivée des Chinois », juge Fabien Mayani, un défenseur des droits de l’homme actif à Kolwezi. Alors que la nuit tombe sur la ville, Éric, un mécanicien de 28 ans employé par une mine chinoise, rentre chez lui après une dure journée de travail : « Les Chinois nous maltraitent et nous insultent. Ils se fichent du droit du travail. Certains d’entre nous travaillent parfois un mois d’affilée sans un seul jour de repos. »

Monga Chadrak, un fermier de 27 ans, a perdu son fils Chérif, 9 ans, dans la même mine. « Chérif avait pris l’habitude d’aller chercher un peu de minerai, murmure son père de l’intérieur dépouillé de sa frêle maison de terre et de tôle. Un soir de 2019, il n’est pas rentré. Je l’ai cherché pendant deux jours, pour finir par le trouver à la morgue avec une balle dans la poitrine. Son copain avait une balle dans la tête. » Monga Chadrak affirme qu’ils ont été abattus par l’un des policiers qui gardent la mine.

Le gouverneur provincial de l’époque, Richard Muyej, n’a pas ouvert d’enquête et se serait contenté de muter le policier soupçonné du meurtre des deux enfants. Plus tard accusé par le ministère des Finances congolais d’avoir détourné près de 360 millions de dollars américains, le responsable politique a été destitué fin 2021.

Le climat d’impunité n’a pas cessé pour autant ; selon plusieurs habitants de Kolwezi, la police, chargée de protéger le précieux minerai, continue de tirer à vue sur les villageois tentant de pénétrer dans les mines industrielles pour survivre.

« Mon grand frère a été tué alors qu’il creusait un terril en compagnie d’autres habitants. Nous nous sommes plaints auprès des autorités, mais elles nous ont menacés. On a enterré mon frère nous-mêmes, sans faire de bruit. »

— Brigitte, commerçante de 24 ans

Dans un autre quartier, Jean-Paul Mbuyu, « creuseur » depuis 2015, témoigne de l’ampleur du phénomène. « Il y a un mois, un homme a pris une balle dans le dos alors qu’il remontait du fond de la mine. Il y a une semaine, c’est un adolescent qui a été tué tandis qu’il escaladait le mur d’enceinte. Un peu avant, un adulte et deux enfants ont été abattus dans des conditions similaires, raconte le trentenaire. On manifeste, on brûle des voitures chaque fois que ça arrive, mais ça ne change rien. »

Des résultats « truqués »

En raison de leur forte mécanisation, les mines industrielles du sud du Congo ne représentent que 20 % des emplois du secteur minier pour 80 % de sa production. C’est ainsi que la grande majorité des forçats du cobalt ne peuvent faire autrement que de se tourner vers les mines artisanales, où près de 250 000 Congolais triment à mains nues dans des conditions particulièrement dangereuses.

Au fond de l’une d’elles, à l’extérieur de Kolwezi, Michel, mine encore adolescente et sandales de plastique aux pieds, transporte sur son dos un énorme sac de minerai en direction du dépôt de la mine. Une fois ses roches concassées et leur teneur en minerai analysée, il ne sera autorisé à vendre le produit de son labeur qu’aux quelques négociants chinois faisant le pied de grue à l’extérieur. « La paie est vraiment maigre, ici », lâche Michel, l’air découragé.

Son collègue Kalonda Kibanze, 39 ans, travaille dans la mine artisanale depuis plusieurs années. « La direction s’entend avec les Chinois pour truquer les balances et les résultats d’analyse, accuse-t-il. Tout le monde le sait, mais nous sommes captifs, il nous est interdit de creuser le sol hors de ces mines. » Au loin, des camions surchargés de minerai filent à tombeau ouvert vers l’océan Indien, où le « cobalt de sang » sera exporté vers la Chine puis le reste du monde. La demande mondiale devrait encore doubler d’ici à la fin de la décennie.

Une demande mondiale exponentielle

Entre les années 1990 et 2021, la demande mondiale de cobalt est passée de 34 000 tonnes Source : rapport du Cobalt Institute de 2021190 000 ttonnes.

66 %

du cobalt mondial est aujourd’hui utilisé pour la production de batteries électriques, contre seulement 1 % au milieu des années 1990.

5

millions

de nouvelles batteries électriques seront vendues en 2025, contre un demi-million en 2015.

Source : Fortune Minerals

40

millions

de personnes dans le monde extraient le minerai de manière artisanale.

Source : Banque mondiale

Le difficile sevrage du cobalt

Confortablement installé dans le jardin de son immense propriété du centre de Kolwezi, le nouveau ministre des Mines de la province du Lualaba, Jacques Kaumba, n’aime pas qu’on lui parle des enfants qui pullulent dans l’industrie dont il a la charge.

« Les Occidentaux se bouchent le nez en parlant des conditions d’extraction du cobalt, beaucoup moins lorsqu’ils achètent les batteries aux Chinois. »

— Jacques Kaumba, ministre des Mines de la province du Lualaba

Les faits ne lui donnent pas tort : l’Europe et l’Amérique du Nord, qui entament la révolution de la mobilité électrique, ont un besoin exponentiel de batteries lithium-ion, produites aux trois quarts par la Chine.

De BMW à Tesla en passant par Apple et Samsung, les industriels du monde entier tentent aujourd’hui de mieux contrôler leur chaîne d’approvisionnement en cobalt. Plusieurs initiatives internationales ont ainsi émergé ces dernières années pour renforcer les contrôles de terrain, notamment sur le travail des enfants. Avec un résultat mitigé.

« Au-delà de l’impératif moral de ne pas alimenter les effroyables conditions d’extraction dans certaines mines artisanales congolaises, il y a aussi l’impératif géopolitique », rappelle le géologue Robin Goad, de Fortune Minerals.

« Notre situation de dépendance à l’égard de la production du Congo et du raffinage de la Chine comporte un risque. Certains pays, dont le Canada, ont amorcé cette prise de conscience et tentent de diversifier leurs approvisionnements. »

— Robin Goad, géologue

Assis sur un filon de cobalt si dense qu’il est souvent qualifié d’« anomalie géologique », le Congo pèse pour la moitié des réserves mondiales du précieux métal, que la technologie n’est aujourd’hui pas capable de remplacer par un autre sans perdre en efficacité énergétique. Si le recyclage représente une partie de la solution, le nombre de batteries en circulation ne représente qu’une fraction de la quantité nécessaire pour remplacer le moteur à explosion. Les mines du Congo ont encore de beaux jours devant elles.

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