McKinsey et les choix publics

Il est temps de mieux encadrer la « consultocratie »

Ce n’est pas d’hier que les gouvernements font appel aux consultants pour obtenir des conseils en matière de stratégie et d’organisation. Déjà en 1918, la coalition unioniste au pouvoir à Ottawa était critiquée pour son emploi des « pseudo experts » de la firme Arthur Young de Chicago (depuis devenue Ernst & Young) dans la réforme de la fonction publique⁠1.

Avec l’essor du taylorisme et de « l’organisation scientifique du travail » aux États-Unis au début du siècle dernier, de multiples firmes « d’experts en efficience » comme McKinsey et Arthur Andersen (aujourd’hui Accenture) voient le jour pour servir les besoins organisationnels des grandes structures industrielles, commerciales et bureaucratiques qui se développent rapidement après la Seconde Guerre mondiale.

McKinsey, KPMG, Deloitte, PwC et autres multinationales du conseil entretiennent des liens étroits avec les plus prestigieuses écoles de gestion et de commerce du monde, et y recrutent les meilleurs candidats. Les sources varient, mais le marché mondial du conseil en gestion était estimé l’an passé à près de 700 milliards de dollars américains. Les gouvernements constitueraient plus du quart de ce marché. C’est une portion considérable qui augmente depuis les 30 dernières années. L’industrie du conseil est fortement concentrée, avec un oligopole de quelques firmes contrôlant la moitié des revenus mondiaux.

Les entreprises comme McKinsey constituent, pour la plupart, des sociétés privées qui sont la propriété des partenaires qui les dirigent. Elles n’ont de comptes à rendre qu’à elles-mêmes.

Leur fonctionnement est opaque, fondé sur le secret professionnel et commercial, et encadré par de multiples accords de non-divulgation. Avec leur structure décentralisée, elles disposent de bureaux dans plus de 65 pays et 130 villes ; ce qui facilite grandement l’adaptation locale des solution globales promues par les consultants.

Un pouvoir fondé sur l’expertise

L’influence de consultants sur les décideurs privés et publics relève largement du domaine des idées. Que l’on parle de « réingénierie », « qualité totale », « gestion axée sur les résultats », ou des « tableaux de bord » du ministre québécois de la Santé, les consultants vendent des modes de pensée managériale. Ils vendent des concepts, des théories et des méthodes. Ils fournissent des services immatériels dont les effets sont incertains et difficiles à mesurer. C’est pourquoi il est si compliqué pour les gouvernements et les grandes entreprises de savoir s’ils en ont pour leur argent lorsqu’ils utilisent les consultants.

Malgré cet aléa moral, ils continuent quand même de verser des centaines de millions aux consultants. Pourquoi ? Parce qu’ils croient que ceux-ci détiennent une expertise unique pour améliorer la performance, venant de l’expérience des milliers d’organisations privées et publiques à qui les consultants prodiguent des conseils à l’échelle planétaire. À travers leurs nombreuses missions, les consultants accumulent des connaissances sur le fonctionnement et les stratégies de leurs clients. Cette information alimente d’importantes banques de données statistiques qui permettent aux consultants de comparer les cas et de généraliser les « meilleures pratiques », le tout fondé sur des données dites « probantes ».

Faire contrepoids aux consultants

Les consultants promettent de rationaliser les processus de gestion. Ils se présentent comme des experts dont le travail consiste à trouver les meilleures techniques pour atteindre les objectifs fixés par les décideurs. Cette image technocratique est la base de la réputation et de l’influence des consultants. Elle sert à dépolitiser leur rôle et à rendre ce qu’ils font peu visible sur l’écran-radar des médias et de l’opinion publique. Mais la pandémie a changé la donne. L’explosion des dépenses en consultants qu’elle a provoquée chez les gouvernements braque aujourd’hui les projecteurs sur le pouvoir grandissant des cabinets de conseil privés dans la définition des choix publics.

Le temps est venu de mieux encadrer la « consultocratie » ⁠2. Les firmes de conseil devraient être soumises à des exigences de divulgation plus strictes et à des codes de conduite qui contrôlent mieux les portes tournantes entre le gouvernement et les cabinets. Les capacités analytiques et en recherche de la fonction publique devraient être renforcées. Celle-ci devrait pouvoir rivaliser avec les grands cabinets de conseil et attirer les meilleurs talents.

Il faut enfin faire plus de place à la démocratie délibérative dans la prestation de conseils en matière de politique publique. Si la moitié des sommes payées par les gouvernements aux consultants étaient investies dans des infrastructures de consultation citoyenne, les avis formulés aux décideurs seraient plus équilibrés. Les décisions prises seraient plus légitimes et reflèteraient mieux ce que Charles Lindblom appelait « l’intelligence de la démocratie ».

1. So-Called Experts : How American Consultants Remade the Canadian Civil Service, 1918-21, Alasdair Roberts (1996), Institut d’administration publique du Canada

2. Building the New Managerialist State : Consultants and the Politics of Public Sector Reform in Comparative Perspective, Denis Saint-Martin (2000), Oxford University Press. Gagnant en 2002 du Best Book Award, United States Academy of Management

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