Éducation

Qu’est-ce qui cloche avec nos enfants ?

Les enfants n’ont jamais été aussi nombreux à devoir composer avec des difficultés d’apprentissage, des troubles de comportement ou des diagnostics qui compliquent la vie des professeurs et du système de santé. Dans les classes, c’est un élève sur quatre, une proportion effarante. Et ça continue d’augmenter. Notre chroniqueuse Marie-Eve Fournier a cherché – et trouvé – des explications.

Flambée des troubles et difficultés

Non mais, qu’est-ce qui ne va pas avec nos cocos ? Il suffit d’écouter un professeur du primaire pendant 10 minutes pour sursauter d’incrédulité. Les enfants ont tellement changé que nos souvenirs de l’école n’ont plus rien à voir avec la réalité. Tous les professionnels vous diront qu’en 20 ans, la gestion d’une classe s’est hautement compliquée.

Des enfants en crise lancent des chaises à la moindre contrariété. Des techniciens en éducation spécialisée sont appelés à la rescousse pour attraper des élèves qui se défilent tandis que les autres doivent quitter leur local pour leur propre sécurité. Des enfants crient, mordent, insultent. Des directions d’école vont jusqu’à appeler le 911 pour que des policiers viennent maîtriser des enfants de 7 ou 8 ans ! D’autres partent en ambulance.

Le système de santé doit aussi composer avec des situations naguère inimaginables. « Des ados en peine d’amour qui se présentent à l’urgence, on en voit », rapporte la pédopsychiatre Annie Loiseau, qui pratique à Rimouski. D’autres enfants refusent d’aller à l’école. Parfois, c’est l’inverse : l’école se dit incapable de les scolariser. Dans tous les cas, des équipes de professionnels doivent les prendre en charge.

« De plus en plus, je retarde la première année simplement parce que les enfants manquent d’autodiscipline et d’autocontrôle. »

— Le Dr Jean-François Chicoine, pédiatre au CHU Sainte-Justine et professeur agrégé au département de pédiatrie de l’Université de Montréal

Son confrère, le pédiatre social Gilles Julien, rapporte qu’en près de 50 ans, il n’a « jamais vu autant d’enfants dans [ses] cliniques avec des problèmes de santé mentale. […] On voit beaucoup plus de cas d’une grande lourdeur. »

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Ça ne tourne pas carré pour rien dans les écoles.

Tout près de 25 % des élèves ont un « plan d’intervention », c’est-à-dire une stratégie écrite pour que l’école compose avec leur situation particulière (20 % au primaire, 30 % au secondaire). Ça peut être de l’hyperactivité, de l’impulsivité, de l’inattention, de la dysorthographie, de l’autisme, des troubles de développement ou de comportement. Parfois un peu de tout ça en même temps.

C’est déjà énorme, mais ça continue de croître chaque année.

Devrons-nous un jour composer avec 50 % d’enfants en difficulté ? Si la tendance se maintient et que rien n’est fait, c’est un risque.

Ce serait évidemment une catastrophe. Imaginez un peu la pression que cela exercerait sur notre réseau scolaire déjà en manque de ressources… Les profs sont au bout du rouleau, ce qui fait monter leur taux d’absentéisme en flèche1. Tandis que les spécialistes qui les entourent – techniciens en éducation spécialisée, psychoéducateurs, orthophonistes, travailleurs sociaux, ergothérapeutes, neuropsychologues, psychiatres – n’arrivent pas à répondre aux besoins. Même dans le privé, la longueur des listes d’attente est décourageante.

Pendant leurs heures au service de garde, les enfants ne vont pas mieux. De fait, une éducatrice sur deux dit avoir été victime de violence verbale ou physique, selon un récent sondage réalisé par leur syndicat. Il est question de coups, de morsures, d’insultes, de crachats2.

On peut trouver toutes sortes de solutions pour gérer la situation, ce qu’on fait du mieux qu’on peut avec les moyens qu’on a. Mais il faut aussi comprendre ce qui provoque cette multiplication rapide de tous ces troubles qui affectent les enfants. Sans ce savoir, impossible de réfléchir à la question, impossible d’agir en conséquence.

Dans le cas des changements climatiques, les scientifiques ont su nous énumérer la liste des comportements humains néfastes. On sait qu’il faut réduire nos voyages en avion et notre consommation de viande rouge. Certaines personnes ont fini par se sentir mal à l’aise de rouler en VUS, d’autres continuent à nier l’évidence, mais l’information circule. Elle contribue aux débats.

On ne pourrait imaginer la science nous cacher de l’information sous prétexte que cela nous culpabilise.

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Lorsqu’il est question des enfants, le sujet est toutefois plus émotif, plus personnel.

D’ailleurs, ceux qui osent du bout des lèvres remettre en question les façons de faire de la société en général et des familles en particulier s’attirent rapidement des critiques.

L’idée ici n’est pas de rajouter une couche de stress sur les épaules des parents qui font tout leur possible dans un environnement de plus en plus exigeant. Il s’agit plutôt de partir à la quête de réponses, d’hypothèses et de constatations pour comprendre ce qui provoque tant de défis dans nos écoles, quand ce n’est pas du chaos, carrément.

Nos enfants méritent qu’on creuse la question, même si les réponses font parfois mal.

C’est avec cette conviction que j’ai interrogé pendant plus de 12 heures deux pédiatres, une pédopsychiatre, deux travailleurs en éducation spécialisée (TES), une chercheuse spécialisée dans le sommeil des enfants, une autre qui étudie le développement du cerveau, un neuropsychologue, un orthophoniste, deux professeurs au niveau primaire, une psychoéducatrice, un service de police et une spécialiste des jouets.

Tous s’inquiètent beaucoup, et plus que jamais, pour les enfants.

Liste des intervenants consultés pour ce reportage

Benoît Hammarrenger

Neuropsychologue et fondateur de la Clinique d’évaluation et de réadaptation cognitive (CERC)

La Dre Annie Loiseau

Présidente du comité de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Pratique comme pédopsychiatre à Rimouski.

Le Dr Jean-François Chicoine

Pédiatre au CHU Sainte-Justine et professeur agrégé au département de pédiatrie de l’Université de Montréal

Le Dr Gilles Julien

Pédiatre social, président et fondateur de la Fondation Dr Julien

La Dre Linda Pagani

Professeure titulaire à l’École de psychoéducation et chercheuse au Centre de recherche du CHU Sainte-Justine de l’Université de Montréal (Axe santé du cerveau)

Evelyne Touchette, Ph. D.

Professeure au département de psychoéducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et chercheuse spécialisée dans le sommeil chez l’enfant

Brigitte Alarie

Psychoéducatrice dans une clinique de pédopsychiatrie. Compte 33 ans d’expérience.

Paul-André Gallant

Président de l’Ordre des orthophonistes

Lucie Chabot Roy

Enseignante au primaire à temps plein à 71 ans. Compte 40 ans d’expérience.

Martine Leduc

Professeure depuis 1986

Stéphane Garneau

Technicien en éducation spécialisée (TES) auprès d’élèves de première secondaire depuis 1998

Martine Tardif

TES au primaire depuis 1993

Céline Grenier

Acheteuse pour des boutiques de jouets de 1998 à décembre 2022

L’agent Robin Pouliot

Responsable des communications au Service de police de Saint-Jérôme

Quand rien ne va plus en classe

Le monde change, les enfants aussi. Rien d’étonnant là-dedans. Mais si vous n’avez pas mis les pieds dans une école ces dernières années, voici un aperçu de ce qui s’y passe au quotidien.

Malgré ses 71 ans, Lucie Chabot Roy a encore l’énergie et la passion pour enseigner dans une école primaire à temps plein. Elle fait donc partie de ces très rares enseignantes qui observent les élèves depuis… quatre décennies complètes.

D’entrée de jeu, elle énumère les effets néfastes des écrans sur ses élèves. « Ça enlève la capacité de socialiser, d’être content pour son voisin, la patience. Les enfants ne se félicitent plus comme avant. Ils prennent la parole pour contredire, mais pas pour complimenter. »

« Et puis, les enfants ne s’endurent pas ! Ça ne peut pas faire autrement quand ça fait des années que tu joues tout seul sur une tablette ! »

— Lucie Chabot Roy, enseignante au primaire qui compte 40 ans d'expérience

La technicienne en éducation spécialisée (TES) Martine Tardif, qui compte 30 ans d’expérience, observe les mêmes choses. « Les enfants ont de la misère dans les relations avec les pairs, dans leur façon de s’adresser aux autres. »

Sans avoir fait de recherches scientifiques, ces deux femmes qui totalisent 70 ans d’expérience en classe résument parfaitement ce que les études démontrent : une foule de petits et moyens changements insidieux dans la société et les familles ont, ensemble, au fil des ans, profondément changé les enfants.

Mesdames, c’est vrai ce qu’on raconte au sujet des enfants qui explosent ?

« Hier matin, on a eu deux crises en dedans d’une heure ! », répond Lucie Chabot Roy.

Ah oui ? Hier… Racontez-moi ! En sept ans d’école primaire, dans les années 1980, je n’ai jamais été témoin de ça.

« En première année, un jeune garçon fâché a lancé sa chaise. La prof a fait venir la TES qui n’était pas capable de l’arrêter. Le directeur est venu, c’est une armoire à glace, il a pris l’enfant comme un baluchon sous son bras. Ça a duré une heure avant qu’il arrête de crier “j’ai le droit”. L’autre, c’était en maternelle. La prof a dit au garçon de prendre sa boîte à lunch. Il s’est jeté par terre, il hurlait. Ça a duré facilement 40 minutes. Jamais, jamais, jamais qu’on aurait vu ça il y a 15 ans. Les enfants n’avaient pas développé ce pouvoir de nous dire “non, je ne fais pas ceci ou cela” », raconte l’enseignante.

Dans son école, les journées sans crise sont rares. Et on y trouve l’équivalent d’une TES pour deux classes en permanence.

« Il y a 30 ans, il y avait deux élèves par école qui explosaient. Aujourd’hui, c’est un, deux ou même trois par classe et ça se peut que ce soit tous les jours. Certains n’explosent pas, mais ils n’apprennent rien. »

— Martine Tardif, technicienne en éducation spécialisée (TES)

Mme Tardif est affectée à temps plein à une classe de niveau primaire. L’une des tâches de la TES consiste à s’assurer que le climat soit favorable à l’apprentissage en prévenant les crises.

Car les crises nuisent grandement au climat. Le reste de la classe, qui a entendu crier, n’est pas dans les meilleures dispositions pour apprendre. Bref, tout le monde est concerné.

Imaginez l’impact quand les petits voient les forces de l’ordre intervenir. Dans la dernière année, par exemple, le Service de police de Saint-Jérôme a fait cinq interventions dans les écoles primaires de son territoire. Et cela, même si « les écoles ont la consigne de ne pas trop nous appeler », dit l’agent Robin Pouliot, responsable des communications, parce que le personnel scolaire est « mieux placé » que des policiers pour intervenir.

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« L’inattention, c’est fou, 50 % de mon temps de travail, c’est de réveiller les élèves. Écoutes-tu ? Je suis obligée de leur dire de m’écouter. La moitié de la classe n’est pas là », raconte l’enseignante Martine Leduc, qui compte une trentaine d’années d’expérience. Sa stratégie : marcher constamment dans la classe dans l’espoir que son mouvement garde les esprits éveillés.

Quand on demande aux professionnels ce qui a le plus changé chez les enfants en 20 ans, certains répondent l’inattention, d’autres l’anxiété. Ce sont les deux réponses les plus courantes.

La TES Martine Tardif fait exactement la même chose. « Mes 10 000 pas par jour, je les fais à l’école ! »

Lucie Chabot Roy se souvient de l’arrivée des TES dans le milieu scolaire. « Au début, elles étaient complètement inutiles. Les pauvres filles, elles ne savaient pas quoi faire et nous, les profs, on ne savait pas quoi faire d’elles. On avait toujours géré nos classes avec leurs tannants. »

Aujourd’hui, la réalité est totalement différente : il manque de TES presque partout. Ils doivent gérer les crises, mais aussi stimuler l’attention, l’implication, encourager l’effort, faire respecter l’autorité, aider les élèves en difficultés de toutes sortes.

Les TES doivent même gérer les jambes qui ne servent pas assez !

« Les jeunes ne bougent plus ! Ils arrivent à l’école avec un surplus d’énergie. C’est rendu qu’il faut leur faire prendre des marches pendant les périodes, leur donner des objets à manipuler, des pédaliers dans les locaux d’expulsion. Tu leur demandes ce qu’ils ont fait pendant la fin de semaine et ils n’ont rien fait. Ils l’ont passée sur leur téléphone, dans leur chambre, à chiller sur les réseaux sociaux », raconte Stéphane Garneau.

Ce TES qui travaille avec des jeunes de première secondaire depuis plus de 20 ans est abasourdi de voir à quel point les jeunes peinent à rester assis dans une classe. C’est vrai que les rues pleines d’enfants qui se dépensent se font rares.

Ce changement s’est fait sentir jusque dans les magasins de jouets, raconte l’acheteuse d’expérience Céline Grenier. « Il y a 20 ans, quand l’été arrivait, on avait des présentoirs dans les magasins avec plein de jeux pour l’extérieur, pour plusieurs enfants. Du badminton, des ballons, des cordes à danser, des fusils à eau, des trucs pour regarder les insectes. On ne voit presque plus ça. »

Tous les jouets de fabulation, ceux qui permettent à l’enfant de faire semblant, comme les déguisements et les outils en plastique, ont aussi perdu beaucoup d’intérêt.

C’est bien dommage, car ils stimulent la créativité, le langage, la motricité fine aussi. Et, surprise : « la motricité fine est directement liée aux compétences en lecture et en mathématiques », avertit Linda Pagani, chercheuse au Centre de recherche du CHU Sainte-Justine de l’Université de Montréal spécialisée dans le développement du cerveau de l’enfant.

Les troubles d’apprentissage comme la dyslexie et la dysorthographie sont d’ailleurs « en augmentation, mais il ne faut pas croire qu’il y a une sorte d’épidémie », soutient le président de l’Ordre des orthophonistes, Paul-André Gallant. À son avis, si les besoins des élèves ne sont pas comblés même s’il y a deux fois plus d’orthophonistes au Québec qu’il y a 20 ans, c’est parce qu’on diagnostique mieux.

« Celui qu’on oubliait dans le milieu de la classe, aujourd’hui il est pris en charge. »

— Paul-André Gallant, président de l’Ordre des orthophonistes

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Le pédiatre Gilles Julien s’inquiète particulièrement du bond important des troubles anxieux. « Pas de l’anxiété de base comme avoir mal au ventre avant un examen », précise-t-il.

Pour le neuropsychologue Benoît Hammarrenger, il ne fait pas de doute qu’il s’agit du changement « le plus significatif » qui soit. « L’absence d’anxiété, c’est quand on a réussi à surmonter un obstacle et qu’on s’est senti bon. Pour construire ce sentiment d’efficacité, il nous faut des preuves qu’on est capable de franchir un obstacle, de le surmonter, détaille-t-il. On peut donc penser que les jeunes n’ont pas eu beaucoup de difficultés. »

En protégeant de bonne foi ses enfants, on les empêche de s’outiller pour composer avec les coups durs. On les fragilise. « Beaucoup de parents ne veulent pas que leurs enfants vivent des malaises. Alors ils lèvent le drapeau facilement. Ils ne veulent pas qu’ils vivent des échecs. Ils nivellent le terrain devant eux », illustre la psychoéducatrice Brigitte Alarie, qui travaille dans une clinique de pédopsychiatrie à Trois-Rivières.

« Aujourd’hui, c’est rare que je voie des enfants heureux. C’est fou, hein ? Je leur demande s’ils sont heureux, ils répondent “bof”… C’est d’une lourdeur… », conclut le DJulien.

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