7 minutes, 12 secondes

« Ça, là, ce serait mieux mort, ça. »

Eh bien, voilà, elle est morte. C’est bien ce que vous lui souhaitiez, non ? En autant de mots, clairs et implacables ?

Elle est morte.

Joyce Echaquan était une femme atikamekw. Elle était aussi une mère, une fille, une sœur.

Un être humain.

Je prends soin de l’écrire, parce que ce n’est pas évident quand on vous écoute dans la vidéo qu’elle a enregistrée, lundi, peu avant que son cœur ne flanche.

« Je pense que tu as de la misère à t’occuper de toi. Fait qu’on va le faire à ta place, OK ? » s’est exaspérée l’une de vous deux, après être entrée dans sa chambre.

Vous avez fait tout le contraire.

Tout est bouleversant dans cette vidéo. Votre mépris. Votre condescendance. Vos préjugés. Votre racisme crasse, ronronnant, satisfait. Votre hargne.

Et puis, les appels à l’aide de Joyce Echaquan. Ses hurlements. Sa respiration haletante. Sa détresse criante, flagrante.

Votre totale indifférence.

L’une de vous deux, infirmière, a été congédiée mardi. L’autre ? Mystère. On vous entend pourtant bien toutes deux proférer des grossièretés racistes.

***

« Esti d’épaisse de tabarnak. […] T’as-tu fini de niaiser, t’as-tu fini, là ? Câlisse ! »

Ce sont les derniers mots que Joyce Echaquan a entendus avant de mourir. Les vôtres.

Elle s’était rendue à l’hôpital de Joliette, jeudi, en raison de douleurs à l’estomac. Elle est morte lundi, attachée à une civière, après s’être fait abreuver d’injures par vous, dont la tâche était de la soigner.

C’est tout ce qu’on vous demandait. Ça, et un minimum d’empathie. Vous avez échoué sur toute la ligne.

« Venez me chercher quelqu’un, venez me chercher », supplie votre patiente dans la vidéo diffusée sur Facebook, comme une bouteille à la mer. Fragile du cœur, elle craignait la surdose de médicaments.

L’enquête du coroner révélera si la mort de Joyce Echaquan aurait pu être évitée. Mais on sait déjà que les circonstances abjectes entourant sa mort auraient dû l’être.

***

« Heye, t’es épaisse en câlisse ! »

C’est la réponse que vous avez donnée à votre patiente lorsqu’elle a tenté de vous prévenir de son état de santé. Mais vous ne l’écoutiez pas. Vous l’avez traitée d’épaisse.

« J’aime pas ça qu’on me dise que je niaise là-dessus », vous a-t-elle rétorqué. Votre réponse a fusé : « Ben, t’as fait des mauvais choix, ma belle ! »

Son pire choix, en rétrospective, aura été de se rendre à l’hôpital de Joliette pour s’y faire soigner.

Triste coïncidence, il y a un an était publié le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics.

Un rapport qui constatait entre autres que « les préjugés envers les Autochtones demeurent très répandus entre les soignants et les patients ».

Et que « ces préjugés se traduisent parfois en pratiques discriminatoires et peuvent avoir des conséquences tragiques pour les patients autochtones », notamment des « refus d’évaluation médicale ».

Vous n’avez sans doute pas lu ce rapport.

Vous devriez.

***

« Qu’est-ce qu’ils penseraient, tes enfants, de te voir comme ça ? Pense à eux autres un peu… »

Encore votre condescendance. Votre insupportable sentiment de supériorité.

La réponse de Joyce Echaquan brise le cœur : « C’est pour ça que je suis venue ici… »

À Manawan, sept enfants ont perdu leur mère.

***

« Ben meilleure pour fourrer que pour d’autres choses. Surtout que c’est nous autres qui payent pour ça ! Qui tu penses qui paie pour ça, toé ? »

Vous lui avez vraiment demandé ça.

Pendant qu’elle agonisait sur son lit d’hôpital.

On reste sans mot devant une telle cruauté. À vous entendre véhiculer ces préjugés éculés, on croit avoir affaire à une caricature tragique d’Elvis Gratton.

Mais non, vous l’avez bien dit.

Vous avez affirmé à votre patiente qu’elle n’était bonne qu’à « fourrer ». Vous lui avez reproché de vivre aux crochets de la société.

Rien que Ghislain Picard n’a pas entendu mille fois.

Pour le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL), le racisme est « partout dans les services publics, dans les hôpitaux, les services policiers, dans les centres jeunesse et même dans les écoles ».

Autre triste coïncidence, l’APNQL a lancé mardi son plan de lutte contre le racisme et la discrimination à l’endroit des Autochtones.

Le chef Picard a rappelé ce que Jacques Viens et ce qu’une tonne d’autres ont conclu avant lui : le racisme institutionnel existe au Québec. Il a été documenté, analysé et compilé dans des rapports qui s’empoussièrent.

On ne peut plus fermer les yeux.

On n’a plus le temps de débattre sur des mots. Est-ce du racisme systémique ? Du racisme tout court ?

Au-delà du débat sémantique, ça n’a juste pas de bon sens que deux professionnelles de la santé comme vous aient jugé acceptable de traiter une patiente de la sorte – parce qu’elle était autochtone.

Comme si c’était normal. Banal, même.

***

« Son esti de cell, là… »

Ce sont les derniers mots qu’on vous entend prononcer dans la vidéo de 7 minutes, 12 secondes.

L’une de vous s’est emparée du cellulaire et a coupé l’enregistrement, diffusé en direct sur Facebook.

Joyce Echaquan est morte quelques minutes plus tard, selon ses proches.

On n’en aurait jamais entendu parler, sans cette vidéo.

Vous seriez encore toutes deux en poste.

La seule différence entre cette tragédie et toutes les autres, a souligné Ghislain Picard, c’est que celle-ci a été filmée.

« C’est notre George Floyd », m’a écrit une collègue autochtone, bouleversée.

Espérons-le.

Espérons que les 7 minutes et 12 secondes de cette vidéo provoquent la même prise de conscience au Québec que les 8 minutes et 46 secondes qui ont asphyxié l’Afro-Américain George Floyd sous le genou d’un policier blanc de Minneapolis.

Espérons que le scandale dont vous êtes à l’origine, mesdames, ne s’éteigne pas dans le confort de notre indifférence.

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