Société

La chasse aux travailleurs des OBNL

S’il est vrai que la mission d’utilité sociale des organismes est un atout majeur au recrutement, ça ne suffit plus. Le marché du travail change. Les organismes à but non lucratif font aujourd’hui des pieds et des mains pour combler leurs rangs, dans un contexte chamboulé par la crise sanitaire, l’inflation et la pénurie de main-d’œuvre. Une situation qui donne des maux de tête aux dirigeants des organismes, qui essaient coûte que coûte de rester concurrentiels.

« Idéalement, il faudrait passer de 75 à 110 employés », explique en entrevue Marina Boulos-Winton, directrice générale du refuge pour femmes Chez Doris, lorsqu’elle parle de l’ouverture de trois nouveaux sites d’hébergement d’urgence et permanent prévus d’ici la fin de l'année. En tout, ce sont près de 70 lits, dont environ 46 logements permanents, qui seront offerts à des femmes vulnérables. Une bonne nouvelle en pleine crise du logement, mais qui nécessite le recrutement d'environ 35 employés.

La question se pose donc : comment l’organisme va-t-il faire pour trouver autant de nouveaux employés, alors que le milieu communautaire peine à recruter et même à conserver ses salariés en cette période où changer d’emploi pour de meilleures conditions est plus que jamais possible ?

À cette question, Marina Boulos-Winton n’a pas de réponse toute faite. Ce qu’elle redoute, par contre, c’est que cette pénurie de main-d’œuvre influence en fin de compte « la sélection des femmes qui occuperaient les logements ». En d’autres termes, s’il n’y a pas assez de personnel pour répondre aux besoins de sa clientèle, il faudra sélectionner les femmes les plus autonomes possible pour occuper les nouveaux logements.

Vendre « l’expérience OBNL »

Proposer des salaires compétitifs pour attirer les travailleurs n’a jamais été la force des organismes à but non lucratif, rappelle la directrice, consciente du tremplin que peuvent constituer les OBNL pour des employés sans expérience.

« On les forme et ils s’en vont. »

— Marina Boulos-Winton, directrice générale du refuge pour femmes Chez Doris

Un fait constaté également par Valérie Roy, présidente du conseil d’administration du Comité sectoriel de main-d’œuvre de l’économie sociale et de l’action communautaire (CSMO-ÉSAC) et directrice générale d’AXTRA, l'Alliance des centres-conseils en emploi.

Pour contrebalancer le manque à gagner, les OBNL doivent « faire preuve de flexibilité, d’adaptation aux nouvelles réalités, croit Mme Roy. Les taux horaires dans les organismes peinent à augmenter. Ils essaient donc d’innover sur les avantages. » Les stratégies sont multiples : mettre de l’avant les valeurs, la mission de l’organisation, le modèle de gouvernance, les conditions plus flexibles de travail, les politiques de reconnaissance, de conciliation travail-famille… « Ce sont des choses qui doivent être écrites dans les offres d’emploi désormais. Il faut vendre l’expérience OBNL ! »

Plus d’argent ? Pas forcément

Mais pour offrir des avantages aux employés, il faut du financement. Et en la matière, le type de subventions accordées aux OBNL par les différents ordres de gouvernement n’est pas toujours adapté.

Valérie Roy rappelle que « les organismes sont le prolongement des services publics ». Une forme de relais pour répondre aux besoins de la population auxquels l’État ne répond pas lui-même. Dans ce contexte, le financement devrait être récurrent et dédié à la mission plutôt qu’à des projets. « Le montant financé peut être suffisant, mais si l’organisme ne peut pas le dépenser en fonction de ses besoins, ça ne marche pas. »

Luc Desjardins, directeur général du Groupe communautaire L’Itinéraire, est en accord avec cette prémisse.

« Le financement par projet est de plus en plus demandé par les gouvernements et bailleurs de fonds. Mais c’est essayé d’entrer la mission dans des petites cases. »

— Luc Desjardins, directeur général du Groupe communautaire L’Itinéraire

Et cela vient avec son lot de lourdeurs administratives : « On nous demande un rapport d’une vingtaine de pages au trimestre pour justifier où va l’argent. Et à la fin de l’année, on nous demande encore une reddition de comptes complète. C’est du temps et de l’énergie qui ne sont pas investis dans la mission », pour des subventions dont le renouvellement n’est jamais garanti.

Comme chercheur d’emploi, postuler pour l’un de ces projets dans un OBNL devient alors un risque. « On doit embaucher des gens, mais ce sont des contrats sur 12 mois. Ce n’est pas attrayant », précise la directrice du CSMO-ÉSAC avant d’ajouter qu’« il y a une urgence de revoir le mode de financement ».

Une situation que les directions d’OBNL espèrent voir évoluer avec le Plan d’action gouvernemental en matière d’action communautaire, surnommé le PAGAC dans le milieu. Ce plan de soutien annoncé par le ministre Boulet en mai dernier prévoit 29 mesures pour l’action communautaire, près d’un milliard investi et surtout un financement plus orienté sur la mission.

Victime de préjugés

Le milieu communautaire est également victime de préjugés. Ce constat, que font Valérie Roy et Luc Desjardins, n’est pas susceptible d'aider les travailleurs à s’engager dans le milieu. « On a beaucoup de préconceptions négatives, indique Valérie Roy. On pense que les gens n’ont pas de longs parcours académiques, qu’ils sont là par dépit, que les postes demandent moins d’expertise, que les OBNL ne sont pas organisés… Mais ce n’est pas vrai. » Plus de 60 % des travailleurs du communautaire étaient titulaires d’un diplôme postsecondaire, selon la dernière enquête du CSMO. Et c'est sans compter les organismes du milieu de l’économie sociale.

Le directeur du Groupe L’Itinéraire constate également des différences de traitement entre les entreprises à but lucratif de type PME et les OBNL : « On n’utilise pas les mêmes qualificatifs pour féliciter les uns et les autres de leurs actions communautaires. Si une entreprise en économie sociale fait une action positive pour la communauté, elle fait un beau travail, bravo ! Si une entreprise privée cotée en Bourse, par exemple, fait la même action communautaire, elle devient un fleuron québécois. Mais nous, c’est juste normal. »

Une « vision digne des années 1970 », déplore le directeur.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.