Une ville en larmes et en colère

Des milliers de personnes se sont massées dans Oxford Street, mardi soir, pour pleurer la famille musulmane fauchée dimanche. Et réclamer des gestes concrets pour enrayer l’islamophobie. Le drame de London démontre qu’il reste encore « beaucoup de travail à faire » au Canada pour endiguer le phénomène, selon des organismes et des experts.

« Il y a un avant et un après »

London  —  « Il n’y a jamais eu autant de monde ici », s’étonne Nalima El Hassan, au bord des larmes. Elle fait partie des milliers de personnes rassemblées mardi soir devant la London Muslim Mosque pour rendre hommage aux quatre membres d’une même famille tués dans un attentat antimusulman, le week-end dernier.

Dans Oxford Street, les gens sont tassés comme des sardines, faute d’espace. Au milieu des prières, des pleurs et des soupirs, des bébés hurlent et des chiens aboient. Incommodées par la chaleur étouffante, quatre personnes s’évanouissent. À côté des paramédicaux qui tentent de se frayer un chemin, Huda Sallam se tient droite, impassible, pancarte serrée dans ses mains moites.

L’adolescente de 15 ans se promenait près du Walmart dimanche en fin de soirée. Son regard s’est arrêté sur une ambulance. Elle a aperçu de loin deux corps par terre. Elle a changé de direction.

La nouvelle lui est parvenue par texto le lendemain : sa meilleure amie Yumna avait été tuée, heurtée volontairement par le conducteur d’une camionnette. C’est sa dépouille qui gisait au sol la veille.

« Elle était incroyablement brillante, drôle et humble. Elle va me manquer. On voulait terminer nos études ensemble et changer le monde », dit celle qui a perdu sa complice dans un acte qu’elle décrit comme vicieux, haineux et raciste.

Elle parle longuement de leur rencontre à l’école primaire Islamic London School, puis de leur complicité décuplée à leur entrée au secondaire.

« Je pensais que l’islamophobie pouvait blesser, déranger, mais pas tuer. Pour moi, il y a un avant et un après. Je sais que cet évènement me marquera à vie. »

— Huda Sallam, qui a perdu sa meilleure amie dans la tragédie

L’islamophobie est réelle et le racisme est réel, a martelé Justin Trudeau devant les milliers de visages en colère et les regards embués. « À tous les musulmans canadiens, nous sommes avec vous. Il n’y a aucun mot qui peut apaiser la perte de trois générations de Canadiens, mais vous n’êtes pas seuls. Dites non à la terreur et à l’islamophobie. »

Le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, a également dénoncé l’acte. Il a insisté : les propos haineux en ligne doivent être pris en charge et la lutte contre l’islamophobie doit se faire de façon concrète, pas pour obtenir un gain politique.

« On ne laissera pas la terreur gagner », a-t-il ajouté au terme d’un discours qui lui a valu des cris de ralliement et de longs applaudissements.

Les discours des nombreux leaders de la communauté musulmane retentissaient au son des prières et du bruit lointain des sirènes de police.

La London Muslim Mosque a proposé une action concrète : un sommet national d’action contre l’islamophobie, avec la collaboration des dirigeants municipaux, provinciaux et fédéraux.

« Ces actions sont nécessaires pour s’assurer que personne d’autre ne vive ce que la famille de London a souffert. Ça va nous aider à guérir », a dit l’imam.

Un réveil dans le deuil

Plus tôt mardi sur les lieux de l’attaque, une trentaine de personnes ont pleuré une famille disparue et le petit survivant de 9 ans qui devra faire face à l’horreur.

Salman Afzaal, sa femme Madiha Salman, leur fille de 15 ans, Yumna Salman, et la mère de M. Afzaal marchaient paisiblement dans leur quartier, à l’angle de Hyde Park Road et de South Carriage Road, avant de perdre la vie. Une fin tragique, violente et inattendue au milieu des maisons proprettes et imposantes. Un choc pour la population de London, un endroit tranquille aux allures de banlieue verdoyante.

Ali Chahbar ne reconnaît plus la ville qui l’a vu grandir. En déposant par terre un bouquet de fleurs entouré d’un foulard de soie, il frissonne.

« C’est un choc. Quand les gens se permettent d’être racistes derrière leur écran, c’est une chose. Mais qu’ils tuent parce que nous sommes musulmans, ça fait peur. »

— Ali Chahbar

D’autres retiennent leurs larmes, mais affichent un air dépité qui en dit long. Nutiat Oleniyan vient faire une marche sur le trottoir qu’elle fixe à présent avec dégoût. « Ç’aurait pu être moi, ma mère, ma sœur. Je me suis toujours dit qu’on n’aurait jamais d’autres attaques comme la mosquée de Québec. J’avais tort. »

Plusieurs non-musulmans étaient venus réconforter leurs voisins, amis ou collègues. « Notre communauté est choquée. Je suis en colère », explique Laura Lampkin. Sa fille Alyssa, 23 ans, est en larmes.

Arji Anwar demeure stoïque, mais ses yeux cernés témoignent de nuits très courtes. « Au Canada, on a vu un build-up d’intolérance surgir. On le voit depuis la fusillade de la mosquée de Québec. On veut rassurer notre communauté et lui rappeler que c’est autant son pays que n’importe qui. Elle a le droit de se promener. »

Chaque fois, c’est un choc de voir la propagande d’intolérance se transformer en violence, insiste Anila Ashrak. « Comment je suis censée rester calme quand je sais que ma mère et moi pouvons être visées par des attaques et des insultes ? », s’indigne l’infirmière de 30 ans. « Combien de vies faudra-t-il perdre pour qu’on réalise qu’on a le droit de vivre ici et d’être musulmans ? »

« Cette famille-là, c’étaient des humains, des âmes innocentes », répète sa mère Khalida en touchant nerveusement son hijab coloré.

Des agents de la police locale surveillent toujours l’entrée de l’édifice où réside Nathaniel Veltman, l’homme de 20 ans soupçonné d’avoir perpétré l’attaque. Il habitait seul dans cet appartement et parlait très peu, explique une résidante de l’immeuble dans un message envoyé à La Presse.

Les autorités donnent toujours peu de détails sur le dossier. On ignore ce qui permet d’affirmer que Veltman aurait visé les victimes à cause de leur religion. Le jeune homme comparaîtra dans les prochains jours.

Lutte contre l’islamophobie

Encore « beaucoup de travail à faire »

Dans la foulée de l’attaque de London, qui a causé la mort de quatre musulmans en raison de leur foi dimanche, en Ontario, des organismes et des experts s’entendent sur le fait qu’il est aujourd’hui devenu « urgent d’agir » contre la multiplication des crimes haineux, particulièrement ceux qui ciblent la communauté musulmane.

« On est fiers d’être Québécois, d’être musulmans, d’être Canadiens. Mais parfois, on a peur de marcher dans la rue. Hier, je me suis personnellement demandé si c’était une bonne idée d’aller me promener avec ma mère et ma sœur, qui portent le voile », a lancé le directeur des affaires québécoises du Conseil national des musulmans canadiens (CNMC), Yusuf Faqiri, en entrevue avec La Presse.

Pour lui, le drame de London démontre qu’il reste encore « beaucoup de travail à faire » au Canada. « Ça nous fâche qu’il y ait encore beaucoup de gouvernements qui nient l’islamophobie, et que collectivement, on ne dispose toujours pas d’une stratégie contre le suprémacisme blanc, qui y est très lié », affirme M. Faqiri, en soulignant que les mots sont « essentiels » pour définir la solution.

M. Faqiri ne s’en cache pas : il y a une « banalisation » des crimes contre la communauté musulmane. « On peut prendre l’exemple du centre communautaire islamique visé dans l’est de Montréal, en avril, qui n’a pas été dénoncé avec beaucoup de force par certains », soutient-il, en référence à l’homme qui avait déchargé une arme à air comprimé sur la façade d’une mosquée de la rue Bélanger, dans le quartier Rosemont.

Il déplore aussi le peu de mesures concrètes depuis l’attentat à la Grande Mosquée de Québec, en 2017.

« Pour régler un problème, il faut nommer les choses. Ça veut dire parler de terrorisme et d’islamophobie, à tous les paliers de gouvernement. »

— Yusuf Faqiri, directeur des affaires québécoises du Conseil national des musulmans canadiens

Interpréter la hausse

Les plus récentes données de Statistique Canada, datant de 2019, font état d’une augmentation de 9 % des crimes haineux visant la population musulmane par rapport à l’année précédente. Pendant cette même période, les corps de police canadiens ont observé un « recul du nombre de crimes haineux » ciblant la religion en général (- 7 %), lit-on dans un rapport de l’agence fédérale paru en mars.

On y apprend aussi qu’entre 2010 et 2019, 42 % des crimes ciblant la population musulmane étaient « de nature violente », le plus souvent des menaces et des voies de fait, qui visent plus de femmes que d’hommes. Près de 60 % des crimes sont catégorisés comme étant « non violents », surtout des méfaits.

Directeur scientifique au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV), Louis Audet-Gosselin constate aussi qu’une « forte proportion » des crimes haineux touchent la communauté musulmane. « L’enjeu, c’est que ce sont des crimes rapportés par la police comme étant haineux, or, on sait que la grande majorité des crimes haineux ne sont pas rapportés ni dénoncés. Le problème est donc beaucoup plus large », rappelle-t-il.

« Les crimes haineux sont régulièrement le reflet des débats sociaux. Et quand les débats sont très polarisés, il y a des individus qui les poussent plus loin, en nourrissant la haine », explique-t-il.

« On ne sait pas encore pour London s’il y a un motif politique, mais chose certaine, la visibilité de l’extrême droite est plus grande depuis le milieu des années 2010. Ça joue dans la diffusion d’un certain discours haineux. »

— Louis Audet-Gosselin, directeur scientifique au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence

Ultimement, au Québec comme ailleurs, « l’islamophobie existe », ajoute l’expert. « Nommer ce problème, en parler à tous les niveaux, dans les institutions, les médias, c’est déjà une partie de la solution. Sinon, c’est de favoriser la nuance, d’apaiser les débats, et d’essayer de faire en sorte que tout le monde soit inclus. »

Martin Geoffroy, directeur du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux (CEFIR) et professeur au cégep Édouard-Montpetit, seconde. « Il y a une normalisation de l’islamophobie, au sens où il y a encore beaucoup de gens au Québec et ailleurs qui nient son existence, alors que non seulement ça existe, mais surtout, on peut l’expliquer par des études et des recherches sérieuses », dit le chercheur.

« Que Justin Trudeau ait parlé d’attentat terroriste mardi, je dois avouer que ça m’a fait plaisir, poursuit-il. En 2017, dans le cas d’Alexandre Bissonnette à Québec, plusieurs ont refusé de parler de terrorisme. J’y vois un certain biais culturel de notre part. C’est comme si on refusait de penser que la haine peut émaner de notre propre culture. On minimise aussi la part de l’extrême droite dans le développement de cette haine. »

Comme d’autres, Martin Geoffroy appelle à une certaine révision du cadre juridique, nécessaire selon lui pour apaiser la souffrance des communautés touchées par ces crimes. « L’excuse qu’on entend souvent dans des cas comme celui de Bissonnette, c’est qu’avec les meurtres, il en a déjà pour la vie. Et comme c’est plus compliqué de prouver que c’est du terrorisme, on laisse tomber. Mais il faudrait peut-être élargir la définition légale du terrorisme », conclut l’enseignant.

Crimes haineux et terrorisme

Que dit la loi au Canada ?

Justin Trudeau est catégorique : le meurtre de quatre personnes de confession musulmane, dimanche à London, est un attentat terroriste. Mais que dit la loi à ce sujet ? Entrevue avec l’avocate Fannie Lafontaine, professeure de droit à l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale.

Comment la notion de « terrorisme » peut-elle être prouvée ?

La définition que donne le Code criminel du terrorisme est complexe. En gros, ça demande une intention particulière qui n’est pas nécessaire pour prouver le meurtre. Par exemple, il faut parler d’un meurtre de nature politique, religieuse ou idéologique, ou encore d’un meurtre en vue d’intimider une population quant à sa sécurité, voire de contraindre une personne à faire un acte. Dans le cas de London, si on pouvait prouver que l’attaquant était dans une organisation d’extrême droite et que c’était dans un but militant, politique ou idéologique, ça pourrait fonctionner. Mais ce n’est pas si simple à prouver. Avec Alexandre Bissonnette, en 2017, ce que les procureurs avaient invoqué pour ne pas porter d’accusation de terrorisme, c’est qu’il était seul, qu’il n’était pas dans une mouvance particulière.

Dans le cas de la mosquée de Québec, justement, on a plutôt parlé d’un crime haineux. À la base, c'est quoi, au sens strictement légal ?

Globalement, il y a quatre crimes qu’on peut qualifier de haineux dans le Code criminel présentement : l’incitation à la haine d’abord, donc le fait de prononcer des paroles qui incitent à un crime, puis l’incitation ou l’encouragement au génocide, la fomentation volontaire de la haine et, enfin, le méfait motivé par la haine. Ça s’arrête là pour ce qui est des crimes spécifiques motivés par la haine envers un groupe particulier.

Dans le cas d’un meurtre, le crime haineux est-il un facteur aggravant ?

La haine est un facteur aggravant pour la détermination de la peine de façon générale. Mais pour le meurtre, particulièrement un meurtre au premier degré, la réalité, c’est qu’on est déjà dans les crimes les plus graves. Ça peut influencer la remise en liberté, mais ça ne modifie pas la nature de l’infraction. Autrement dit, un meurtre pour telle raison ou un meurtre parce qu’il est musulman, ça reste un meurtre, et on ne peut pas aggraver une peine à perpétuité. C’est la raison pour laquelle en droit, on parle très peu de meurtres haineux.

Le caractère haineux, en droit, il change quoi, alors ?

Dans tout autre crime qu’un meurtre, par exemple un cas de vol ou une agression sexuelle, c’est très différent. Le caractère haineux peut alors devenir un facteur particulièrement aggravant sur la peine. La nuance est là. Dans un meurtre au premier degré, on est déjà au sommet : c’est la perpétuité. Mais dans des cas plus mineurs, ça peut jouer un rôle important.

Pensez-vous que la loi devrait être réformée sur certains plans, en pensant aux victimes ?

Sur le plan social, pour les victimes, c’est un peu comme s’il manque quelque chose actuellement. Je pense que ça amène une réflexion sur cette possibilité. Tout ce qui se passe appelle, selon moi, à une réflexion, afin de faire en sorte que les accusations portées reflètent réellement la gravité du crime et que le motif haineux puisse vraiment être un élément qui fait partie de ce qui est reproché à l’accusé au final.

« Pas un accident »

« Ce meurtre n’était pas un accident. Il s’agissait d’un attentat terroriste, motivé par la haine, au cœur d’une de nos communautés », a déclaré le premier ministre mardi dans un discours à la Chambre des communes, alors que tous les députés ont aussi observé un moment de silence en l’honneur des victimes de l’attaque de London. Le premier ministre a été le seul leader à qualifier celle-ci d’attentat terroriste. « Je suis horrifié par l’attaque qui a enlevé la vie à quatre membres d’une famille et blessé gravement un petit garçon de 9 ans dimanche soir à London, en Ontario. […] Nous devons rejeter le racisme et la terreur », a-t-il ajouté.

— Joël-Denis Bellavance, La Presse

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