Décentraliser le paquebot de la santé

Si Québec veut améliorer sa réponse à la pandémie, qu’il se retire de la gestion quotidienne et fasse confiance à ses directions régionales

Vous êtes pilote de paquebot. Un iceberg sort de la brume et se dresse droit devant. Avant de pouvoir donner un coup de gouvernail, vous devez envoyer un message en code morse et attendre l’autorisation du port, à 1000 kilomètres de là. Quand la réponse arrive, on vous demande une photo de l’iceberg, sa taille et la température extérieure. Pendant ce temps, la collision approche…

Notre système de santé hypercentralisé fonctionne un peu comme ça. Le 13 mars, Mylène Drouin, la patronne de la Santé publique de Montréal, demande que le personnel revenant de voyage fasse l’objet d’une quarantaine rétroactive, citant « plusieurs cas […] qui développent des symptômes1 ». Horacio Arruda, le directeur national, acquiesce.

L’iceberg se rapproche. Mme Drouin rappelle à M. Arruda qu’il doit aviser la direction des ressources humaines du ministère de la Santé, qui a envoyé d’autres consignes à l’intention du personnel. La demande est restée lettre morte.

On connaît la suite. Les travailleurs de la santé ont contribué malgré eux à propager le virus dans les hôpitaux et les CHSLD. La Dre Drouin voyait le danger, mais elle n’a pu l’éviter. Boum.

Même chose pour le dépistage. Mi-mars, on voyait les signes de transmission communautaire se multiplier à Montréal. La direction nationale, bien installée à 260 km de là, maintenait l’ordre de garder le cap et de ne tester que les voyageurs et leurs proches. On a perdu une semaine, peut-être plus. C’est énorme.

La Santé publique montréalaise aurait pu réagir plus rapidement si on lui en avait donné les moyens, mais le volant était à l’autre bout de l’autoroute 20.

L’illusion de la connaissance

Notre système de santé est une bête immense et complexe. Il emploie plus de 300 000 préposés, auxiliaires, infirmières, médecins, pharmaciens, techniciens, professionnels et gestionnaires œuvrant dans une centaine d’hôpitaux, plus de 400 CHSLD et quelques milliers de cliniques médicales et CLSC éparpillés entre Natashquan et Hawkesbury. Les interactions avec les patients se comptent en centaines de millions.

Il est illusoire de penser qu’une poignée de bureaucrates, aussi brillants soient-ils, puissent détenir toute l’information pour décider de la direction à donner au système.

Les dysfonctionnements du paquebot de la santé ont beau faire la nouvelle depuis 40 ans, on se tourne encore vers le ministre chaque fois qu’il manque de pansements dans une armoire. J’exagère à peine.

La pandémie a exacerbé le phénomène. Un petit groupe autour du premier ministre prend la plupart des décisions qui affectent des régions aux réalités aussi différentes que le Bas-Saint-Laurent, Lanaudière ou l’Estrie (et sans laisser de traces écrites, un autre problème2).

On se prive d’une connaissance et d’une expertise vitales. Les directions régionales de santé publique sont composées de gens compétents, pas moins intelligents que nos décideurs à Québec. En plus, ils ont l’avantage de savoir et de comprendre ce qui se passe chez eux sans avoir à se le faire expliquer.

En bloquant les initiatives locales ou en les soumettant à différents filtres, on décourage les nouvelles idées et on perd un temps de réaction précieux. C’est aussi un principe économique fondamental : la planification centralisée n’a jamais donné les meilleurs résultats. La Dre Drouin l’a constaté à la dure.

Le contraste allemand

L’Allemagne est un exemple de ce qu’un système de santé très décentralisé – autant sur le plan de la gestion que celui du financement – peut produire.

Dès la mi-janvier, avant même qu’un seul cas ne soit recensé dans le pays, l’hôpital de la Charité de Berlin avait développé un test pour la COVID-19 et mis sa formule en ligne3. Des laboratoires publics et privés se sont mis à produire des kits de dépistage massivement ; le gouvernement s’est simplement assuré qu’ils seraient couverts et accessibles à tous. En avril, la capacité de tests a atteint 1 million par semaine en Allemagne, ou 100 000 à notre échelle. Le Québec n’est arrivé à ce niveau qu’à la fin juillet, quand le feu était pratiquement éteint.

Toujours en Allemagne, les autorités régionales sont responsables de placer une région en confinement quand le seuil de 500 cas par million d’habitants en une semaine (ou 71 par million par jour) est atteint… et sans attendre le signal d’Angela Merkel ! La plupart le font rapidement, et parfois très localement. Au Québec, la Capitale-Nationale a eu le temps d’entrer statistiquement dans le rouge avant que le gouvernement ne se décide à adopter quelques-unes des mesures associées au palier orange…

Si Québec veut améliorer sa réponse à la pandémie, qu’il garde un rôle de facilitateur, mais qu’il se retire de la gestion quotidienne et fasse confiance à ses directions régionales et leurs établissements pour réagir adéquatement et promptement. Certaines vont sans doute se tromper, mais l’émulation les dirigera naturellement vers les meilleures solutions.

Ça serait d’ailleurs une bonne pratique à considérer lorsque la pandémie sera terminée. Et pas juste en santé.

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