L’évènement

Voyage au bout de la nuit

Parole tenue – Les nuits d’un confinement, mars-avril 2020

Wajdi Mouawad

Leméac/Actes Sud

168 pages

Quatre étoiles

Ce recueil contient les 25 textes qu’a écrits Wajdi Mouawad entre le 16 mars et le 20 avril 2020, et qui ont été audiodiffusés par le Théâtre de la Colline à Paris. Ce n’est pas qu’un livre sur la pandémie, mais plutôt le journal d’un homme qui réfléchit. La crise sanitaire devient prétexte à le projeter sur les traces d’une humanité en péril.

Le rêve et la poésie nourrissent Wajdi Mouawad dans son voyage au bout de la nuit. Lorsque le soleil se couche, l’écrivain voit clair et se promène. Confiné chez lui à Nogent-sur-Marne, il réfléchit à la condition humaine en temps de crise. La pandémie ressemble à une guerre, lui rappelant celle qu’il a vécue, enfant, au Liban. Ce livre est peut-être aussi le texte le plus personnel et intime qu’il nous ait offert.

Son écriture en fragments se compose d’éclairs qui traversent son esprit vif. Nous assistons aux visions d’un artiste qui prédit ce qui va suivre, c’est-à-dire ce que nous vivons maintenant. La nuit le ramène également à ses souvenirs familiaux ou montréalais – « je n’ai jamais aimé une ville comme j’ai aimé Montréal ». Voici aussi l’enfant de son père devenu parent à son tour, inquiet et protecteur.

Son miroir à la maison lui renvoie l’image d’une aliénation. La sienne et celle d’humains qui ne décolèrent pas alors qu’ils forment pourtant une même tribu. « Qu’est-ce qui nous empêche de rester dans la mesure ? », demande-t-il.

Malgré la crise, il garde espoir. Reconfiné en novembre dernier au moment de la correction d’épreuves de Parole tenue, il y ajoute un texte où il parle de clairières dans lesquelles survit « plus grand que nous ».

Wajdi Mouawad nous offre le livre de la pandémie qu’il faut lire maintenant parce que demain sera trop tard. Ce n’est pas un expert scientifique qui avertit le gouvernement, ici, c’est l’avis d’un auteur d’une grande sensibilité assis au chevet de ses semblables dépassés par les évènements.

Ses déambulations nocturnes lui confirment nos besoins essentiels en contacts et en échanges non commerciaux. Encore faudra-t-il choisir entre « avoir du courage ou avoir une machine à laver ». Savoir reconstruire les liens et déconstruire les peurs comme il tente de le faire dans une lettre émouvante adressée à son fils.

On pourrait croire le dramaturge d’un sérieux à toute épreuve, jusqu’à l’ennui peut-être. Ce serait ignorer son humilité devant la mort et son humour parfois candide. Dans un « coup d’état poétique », en réponse au président Macron, il souligne que le vaccin, c’est l’art et la poésie.

Wajdi Mouawad est un chat qui se promène la nuit. Pas gris du tout. Plutôt brillant.

Critique

La réalité, la fiction, et tout ce qu’il y a entre les deux

Le fond des choses

Thomas Desaulniers-Brousseau

Les Herbes rouges

296 pages

Trois étoiles et demie

C’est un premier roman étonnant, parfois déroutant, et qui garde sa part de mystère, que propose Thomas Desaulniers-Brousseau avec Le fond des choses.

Le jeune auteur sait manier avec habileté les fils de ce récit dont la trame narrative semble d’abord simple, mais se révèle beaucoup plus complexe. Un journaliste sans grande ambition, au regard à la fois aiguisé, grinçant et écœuré sur le monde et sur lui-même échappe à ses propres angoisses – sur sa vie, son orientation sexuelle, le perpétuel sentiment d’irréalité qui l’habite et la solitude dans laquelle il s’enferme irrémédiablement – en décidant de mener son enquête sur la nouvelle du jour : une biographie publiée sur un grand artiste national, un peintre nommé Michel S. Painchaud, consacre un chapitre qui lève le voile sur sa pédophilie. Une situation fictive qui n’est évidemment pas sans rappeler celle, bien réelle, du cinéaste Claude Jutra.

Mais ce sujet sert plutôt de prétexte pour entraîner le lecteur dans un jeu de miroirs, où la pléiade de lieux, de personnages, d’évènements, de souvenirs évoqués par le narrateur se forment et se déforment, glissant les uns sur les autres, se mutant imperceptiblement en autre chose. À travers les yeux du personnage, qui sombre toujours plus loin dans une autoanalyse vertigineuse, la réalité se dévoile fuyante, intangible, immatérielle.

Jouant avec cette idée, et avec son écriture, comme un talisman, plongeant dans les eaux de la métafiction, l’auteur mêle les cartes, brouille les repères, interchangeant lieux, personnages, souvenirs, évoque la construction même du roman, plonge dans l’abysse qui sépare la fiction et la réalité, déroulant le fil fragile qui les lie l’une à l’autre. « Je ne suis pas journaliste, tous ces gens sont des personnages, mais peut-être que la fiction est à la vérité ce que l’angoisse est à la réalité, et il faut bien reconnaître, non, que l’angoisse existe, non ? » Un roman touffu, vertigineux, assez fascinant, qui ne révèle pas tous ses secrets à la première lecture.

— Iris Gagnon-Paradis, La Presse

Critique

Souvenirs lumineusement sombres

Solitudes

Niko Tackian

Calmann-Lévy

320 pages

Trois étoiles

Retour sur les sentiers noirs montagneux avec Niko Tackian, deux ans après Avalanche Hôtel. Cette fois-ci, le romancier nous conduit dans les hauteurs reculées du Vercors, dans le sud-est de la France. Là, déambule Élie Martins, un garde de montagne dont la tête a été vidée de ses souvenirs quand une balle est venue s’y loger, 12 ans auparavant. Mais un évènement dramatique va tirer le fil de sa mémoire : la découverte d’une femme mutilée pendue à un arbre. Les horreurs s’accumulent et une danse macabre commence à s’exécuter, dans laquelle entrent une policière en perdition, un guide de montagne jadis converti à la culture mohawk au Québec ou encore un aveugle capable de discerner les auras.

Ces personnages plutôt originaux nous tiennent en haleine au fil de chapitres courts et cadencés, même si l’histoire et sa résolution ne révolutionneront pas le genre : le lecteur touchant la « vérité » tombera-t-il du plus haut des sommets ? Pas sûr, mais le sentier qui y conduit n’est pas dénué d’intérêt, surtout que l’amour de l’auteur pour la région suinte au gré des pages et de ses ambiances lumineusement sombres.

— Sylvain Sarrazin, La Presse

Critique

Cohen en anecdotes

Leonard Cohen – Sur un fil

Philippe Girard

Casterman

114 pages

Deux étoiles et demie

Leonard Cohen, mort en novembre 2016, a fait l’objet d’une biographie signée par le journaliste Michael Posner l’automne dernier. Il est maintenant le sujet d’un autre récit biographique, Leonard Cohen – Sur un fil, du bédéiste Philippe Girard.

Posner prévoit consacrer environ 2000 pages divisées en trois tomes (seul le premier est paru) pour raconter le poète montréalais. Ce projet met en relief le défi qui se présente à Philippe Girard : raconter la même vie en moins de 120 pages. On a beau dire qu’une image vaut mille mots, ce n’est pas une mince affaire.

On retrouve Cohen sur son lit de mort, qui se remémore son incroyable trajectoire de Westmount aux scènes du monde. Girard montre un jeune homme marqué par la perte de son père, mais soucieux de faire son chemin hors du commerce familial : écrivain ou poète. À défaut, il fera des chansons.

Le récit de Girard avance par bonds, comme s’il était pressé de montrer les choses plutôt que de les approfondir. Son album ressemble ainsi à une suite d’anecdotes et de rencontres, dont l’importance n’est pas toujours soulignée. Il s’attarde bien sûr aux Suzanne et Marianne qui ont inspiré les chansons que l’on sait, mais insiste aussi sur bien d’autres conquêtes du poète, en citant les plus célèbres.

Girard marche sur un fil : évoquer la carrière fabuleuse – mais en dents de scie – de Cohen, tout en voulant montrer l’homme derrière le mythe. Or, il reste en surface de son sujet. Son approche visuelle, réaliste, n’ouvre pas non plus de portes dérobées qui auraient pu donner davantage accès à l’imaginaire du poète. Ce récit, en somme, manque de poésie.

— Alexandre Vigneault, La Presse

Critique

Apporter sa juste contribution

Réal Benoit – 1916-1972 l’avant-garde

Marie Desjardins

Éditions du CRAM

338 pages

Deux étoiles et demie

Derrière les artistes, intellectuels, politiciens et autres gens de renom ayant marqué la Révolution tranquille se trouve, dans un deuxième cercle, une large cohorte d’individus qui ont apporté leur juste contribution pour l’affirmation nationale.

Réal Benoit est de ceux-là, et il est tout à l’honneur de l’autrice de mettre sa vie en lumière. Ce touche-à-tout aimait le cinéma, la littérature, la peinture, qu’il a fait connaître. À cela s’ajoutent ses propres créations tels le film Artistes primitifs d’Haïti (coréalisé avec André de Tonnancour) et l’ouvrage Quelqu’un pour m’écouter (Grand Prix du livre de Montréal 1965). M. Benoit a donc contribué à la diffusion de la culture au Québec. De là à affirmer, comme en quatrième de couverture, qu’il a été « chef de file de l’avènement de la modernité culturelle au Québec », cela nous paraît néanmoins exagéré. D’ailleurs, l’autrice dynamite elle-même cette affirmation en rappelant avec franchise plusieurs échecs, dont celui de sa maison de production. Ce qui nous déçoit le plus est le sous-usage des sources à sa disposition. Mme Desjardins indique avoir mené des interviews avec quelque 70 personnes. Or, c’est à peine si on en trouve la trace. D’ailleurs, des 508 (!) notes en fin de volume, la grande majorité puisent à même les écrits de M. Benoit. Ce n’est pas l’idéal pour développer un argumentaire.

— André Duchesne, La Pressemie

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