France

La « Famille », une secte au cœur de paris

Des mamans pas vraiment comme les autres. Elles appartiennent à huit familles qui, depuis deux siècles, forment une communauté particulière de l’est de la capitale. Héritiers lointains du jansénisme, ses adeptes attendent leur prophète et maintiennent dans la consanguinité un mode de vie archaïque sous les apparences les plus banales. Dans « La Famille. Itinéraires d’un secret » (éd. Les Avrils), la journaliste Suzanne Privat dévoile les règles de cette étrange et discrète organisation, qui ne cherche pas à recruter et ne vénère aucun gourou.

Cet après-midi de juin 2019 examinant avec ses enfants leur annuelle photo scolaire, Suzanne Privat, journaliste scientifique, sursaute. Dans chaque classe, deux patronymes sont portés par trois ou quatre élèves. « Normal, ils sont tous cousins », lui expliquent, goguenards, son fils et sa fille, précisant que la fillette avec un pull bleu serait la cousine de cette gamine aux deux tresses, cousine aussi de ce garçon en sweat. Comment est-il possible qu’autant de membres d’une parentèle se retrouvent dans un collège du XXarrondissement de Paris ?

Les jours suivants, la mère de famille comprend que, dans son quartier, « ces gens-là », comme on nomme ces lignées ne se mélangeant avec personne, sont connus des anciens. Leurs vêtements démodés, leurs ressemblances physiques et leurs ribambelles de bambins ne surprennent plus. Intriguée, elle décide d’explorer cette homonymie. Fouillant les archives, recueillant des témoignages et passant des heures sur la Toile, elle découvre que ces noms, portés par plusieurs élèves, cachent une incroyable histoire, celle d’une communauté parisienne, soudée par une religion singulière depuis plus de deux siècles.

Depuis 200 ans, ils se marient entre cousins. Aujourd’hui, ils sont 4 000

En 1819, huit couples – les Thibout, Havet, Sandoz, Fert, Pulin, Maitre, Déchelette et Sanglier – ont en effet choisi d’unir à jamais leur destin. Ce groupe ne s’est pas donné de nom officiel, mais « à force de nous entendre nous saluer en nous disant bonjour mon cousin, bonsoir ma tante, les gens ont pris l’habitude de nous appeler “la Famille” », explique Daniel Sanglier, bronzier d’art et père de 18 enfants.

« La Famille » vit isolée, frayant le moins possible avec son environnement mécréant, la « gentilité », et évitant de s’approcher des « gentils », que nous sommes. Géographiquement statiques depuis la moitié du XIXsiècle, leurs descendants habitent les mêmes rues, les mêmes quartiers, parfois les mêmes immeubles, où ils poursuivent une existence désuète, chantant depuis deux cents ans des cantiques recopiés à la main et répétant les prières doloristes, dont une – « La lettre de mon père », écrite en 1742 – doit être portée sur soi, ou à tout le moins être connue par cœur. Convaincus que la fin des temps approche – le compte à rebours ayant démarré avec la Révolution française –, ils expient leurs péchés pour apitoyer leur Dieu, dont les châtiments punissent les écarts de conduite. Une vie dont les joies comme les peines ne relèvent que de l’arbitraire divin.

Leur langage s’est façonné distinctement ; « Rototo » désigne le diable, « Bon-papa » leur Dieu, ils parlent d’« accordailles » pour les fiançailles et disent « faire ramcha » pour l’étude des livres pieux. Leurs règles furent édictées en 1892 par un de leurs ancêtres, l’« Oncle Auguste », un descendant Thibout. Depuis lors, les femmes ne coupent pas leurs cheveux, il est interdit de travailler dans le domaine juridique, car la loi divine prévaut, ou dans les métiers de la santé, car Dieu seul est maître des corps. « Le commerce est également un secteur peu apprécié, une grande majorité d’entre nous sont des ouvriers, mais nous nous adaptons. Parmi les jeunes, nous comptons de plus en plus de bacheliers et d’universitaires », reprend Daniel Sanglier. Si la plupart scolarisent les enfants et les font vacciner, quelques rigoristes enseignent à domicile.

Convaincus que la fin du monde approche, ils ne se mélangent à personne

Les adultes conduisent rarement, ils ne votent pas – ceux qui y consentent votent blanc –, en revanche ils paient leurs impôts, tout comme leur loyer, faisant d’eux des locataires discrets appréciés des bailleurs. Ils ne portent que des tenues modestes – jamais de couleur rouge, la couleur du Malin –, car le vêtement signifie, depuis Adam et Ève, le péché. La Famille ne contracte pas de crédit, elle met en commun de l’argent sous forme de tontine. « Une incroyable solidarité les rassemble, ils échangent des logements, des emplois, des aides pour tous les tracas de la vie. C’est une protection rassurante, un sentiment d’appartenance puissant », analyse Suzanne Privat, dont l’enquête est publiée cette semaine par les éditions Les Avrils. Son livre, « La Famille. Itinéraires d’un secret », emporte pas à pas dans les méandres de cette aventure anachronique.

On naît dans la Famille, on n’y entre pas. Aussi, celle-ci ne cherche ni à convertir ni à recruter. Depuis qu’en 1892 l’Oncle Auguste le décréta, les enfants ne se marient qu’entre eux, chacun épousant un parent, de moins en moins éloigné au fil des unions. « Par tranches d’âge, on est environ soixante, soixante-dix, le choix est réduit », confie Alfred, un dissident caché par un prénom d’emprunt. Sa fille, âgée de 8 ans, lui a ainsi confié se demander duquel de ses cousins elle pourrait devenir la femme. La dernière semaine d’août, les grands adolescents partent camper à Houlgate, l’occasion ultime de trouver son partenaire, car les mariages sont conclus autour de la vingtaine, des noces célébrées par le père de la jeune fille et pas toujours inscrites à l’état civil.

Le divorce étant interdit, lorsqu’un ménage se sépare, chacun doit attendre que son conjoint meure pour se remarier. Les naissances sont nombreuses, la contraception interdite. Quant aux femmes non mariées, elles se muent en « tantes », s’occupant des plus petits ou veillant sur les malades. Pour s’y retrouver entre leurs huit patronymes, ils se reconnaissent grâce à des surnoms : les « Marcass » ou les « Casmar » – détournement du mot marcassin – sont ainsi des branches de la lignée Sanglier. Curieusement, certains outils modernes, comme le site de généalogie en ligne Geneanet, leur sont utiles : celui-ci permet de calculer le taux de consanguinité. S’il dépasse les 12 % de gènes communs, il sera suggéré aux amoureux de renoncer. « Dans la réalité, certains ménages partagent 25 % de gènes communs », note encore l’autrice. Ces unions intrafamiliales charrient leur lot de malformations héréditaires, dont le syndrome de Bloom, une rupture chromosomique associée à un retard de croissance, extrêmement rare sur la planète, qui se caractérise par des joues rouges, une mâchoire inférieure sous-développée et prédispose aux cancers. Un handicap fréquent, visible sur leurs photos. « C’est une malédiction que je regrette, affirme Daniel Sanglier, mais nous partageons les mêmes pensées et nous nous marions volontiers entre nous. »

La vie collective, autarcique, s’impose à chaque instant. « On se retrouve tous les soirs à 19 heures, poursuit Alfred, on part ensemble les week-ends, les vacances. Il est interdit d’être seul, de penser seul. On ne va jamais au domicile d’un “gentil”. On reste entre nous, on est drogué aux copains. » Avant les confinements, un pique-nique les réunissait chaque fin de semaine sur la rive gauche du lac Daumesnil ou aux alentours du stade Pershing, dans le bois de Vincennes, tandis que le premier samedi du mois, les hommes se donnent rendez-vous au café Taillebourg, un bistrot du XIe arrondissement, où ils boivent jusque tard, célébrant ce qu’ils appellent « la soupe ». C’est ainsi qu’ils marquent les naissances, objets elles aussi d’un « arrosage », soit une longue soirée alcoolisée entre hommes. Les morts sont inhumés dans la fosse commune du cimetière de Thiais où, là encore, seuls les hommes assistent à la cérémonie. Aucun hommage ne sera ensuite rendu sur cette tombe collective. Les dépouilles sont confiées aux soins d’une seule entreprise de pompes funèbres, installée boulevard Voltaire.

Leurs nombreuses fêtes religieuses et certaines dates liées à leur histoire – comme « Les Haricots », qui commémorent la décision d’unir leurs familles – se tiennent dans une maison commune, les Cosseux, à Villiers-sur-Marne. Une demeure modeste dont ils ont agrandi le terrain en rachetant des parcelles et dont huit représentants, un par patronyme, partagent la propriété sans avoir fondé de société civile immobilière. Il faut payer pour participer à ces rassemblements comptant jusqu’à 2 000 personnes. « Nous aimons les réunions d’amis et nous vivons la fraternité, alors oui, nous cultivons nos particularismes », ajoute Daniel Sanglier, mécontent que leur existence, si discrète, soit aujourd’hui décrite.

En 2021, les huit familles comptent environ 4 000 membres, un chiffre estimé par les services du ministère de l’Intérieur. Difficile d’être exact, certains ayant fui, d’autres s’étant mariés hors les rangs. Comme Claire Thibout, la célèbre comptable de Liliane Bettencourt qui, en 2010, dénonça les manigances des courtisans désireux de s’accaparer la fortune de l’héritière de L’Oréal. La dame de confiance, aujourd’hui septuagénaire, est née dans la Famille, avec laquelle elle a rompu, épousant un « gentil » et perdant ainsi tout contact avec ses frères et sœurs, neveux et nièces. Un arrachement, qu’elle ne souhaite pas évoquer. Alfred n’échange jamais avec cette femme blessée, ils auraient pourtant beaucoup à partager, car le quadragénaire est devenu un des chefs de file des « partis », animant un groupe Facebook, « Pierre Paul Lafamille », grâce auquel sont collectés des témoignages. Résolus à ce que les méfaits de cette communauté soient combattus, ces anciens adeptes évoquent des récits d’abus sexuels, d’attouchements, de violences conjugales, que leur auraient confiés des victimes. « Mais elles ne déposent jamais de plainte. Comme les enfants sont élevés dans l’idée que le monde extérieur est infernal, il leur est terriblement difficile de parler. » Des affirmations qui indignent Daniel Sanglier : « C’est un tissu de mensonges ignobles, il y a parmi nous des esprits faibles et mauvais, mais pas plus qu’ailleurs. »

En 2015, Alfred a contacté la Miviludes, mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, à laquelle il révéla l’existence de la Famille. Depuis, la mission, sous tutelle du ministère de l’Intérieur, appelle « à la vigilance sur la situation des mineurs élevés dans ce contexte, l’isolement par rapport au monde extérieur constituant une menace », mais, dénués de tout pouvoir d’investigation, ses agents ne peuvent guère plus et aucun abus relevant du pénal n’a été signalé par la mission. « Les services sociaux sont passifs, puisque les membres, silencieux et invisibles, ne leur posent pas de problème », conclut, dépité, celui qui tente d’éveiller les consciences des siens demeurés dans le groupe.

Les enfants boivent dès l’âge de 14 ans et l’alcool est célébré dans les cantiques

Outre l’endogamie, la consommation d’alcool paraît une autre pratique encouragée. « Les enfants boivent dès l’âge de 14 ans. Les jours de fête, ils peuvent passer quatre heures à picoler du kir et les adultes sont contents », poursuit Alfred. Célébré dans les cantiques, loué dans les prières, l’alcool permet en outre de recevoir des messages divins. La Famille n’ayant pas de clergé, elle recense parmi les siens un ou deux prophètes, les « inspirés ». En 2002, un certain Vincent fut désigné, il aurait reçu plusieurs admonestations crépusculaires, intimant au groupe de faire pénitence et lui interdisant un temps de se retrouver dans leur maison de Villiers-sur-Marne. « Entre eux, ils disent “on lui a parlé”, commente Suzanne Privat, et ils obéissent à ces exhortations. » Alfred, qui en rit encore, a d’ailleurs failli devenir l’une de ces pythies, ayant, une nuit de boisson, parlé dans son sommeil. « Franchement, c’est la preuve que leur religion est un salmigondis, il suffit parfois de boire pour émettre des prophéties. »

Ni clergé ni église, dans leur religion chaque père de famille est prêtre

Si sa page Facebook n’a pas suffi, à son grand dam, à mettre en branle les services sociaux, elle a en revanche bouleversé une poignée d’historiens spécialistes du fait religieux. Ces érudits connaissent les origines rocambolesques de cette communauté millénariste, mais jusqu’à ces derniers mois en ignoraient l’incroyable rémanence. « J’étais convaincu que mon sujet était révolu, un thème d’archives, les révélations sur sa survivance m’ont saisi », s’émeut ainsi Serge Maury, auteur d’« Une secte janséniste convulsionnaire sous la Révolution française » (éd. L’Harmattan).

Pour comprendre les origines de la Famille, il faut revenir sous Louis XIV, alors que prospère un courant religieux, le jansénisme. Ses adeptes croient que la grâce est innée : Dieu choisit dès leur naissance ceux qu’il sauvera, condamnant les autres à l’enfer. Ces élus ne doivent pourtant pas se contenter de cette avantageuse sélection, tant ils risquent à tout moment, au moindre péché, de perdre ce salut. Le jansénisme se répand avec une telle force que le roi de France l’interdit et pourchasse ces hérétiques. Parmi ceux-ci, un certain François de Pâris, diacre à Paris. Sur sa tombe, dans le cimetière Saint-Médard, les jansénistes parisiens éprouvent des transes violentes – les convulsions. Leurs rassemblements sont proscrits, mais les « convulsionnaires de Saint-Médard », convaincus d’être les vrais croyants, essaiment partout en France, où ils prolongent leur culte.

Parmi eux, un drôle de sire polygame, François Bonjour. Curé à Fareins, bourg au nord de Lyon, il oblige, en 1787, une fidèle à se trancher les pieds, tout en buvant de l’urine mêlée à de la suie, puis convainc une autre de se laisser crucifier. Ainsi naît « le bonjourisme », dérive sectaire des convulsionnaires. Réfugié à Paris, François Bonjour donne naissance à un fils, Élie, qu’il désigne comme « l’enfant-Dieu ». « Lili » est l’objet d’un culte fou, auquel sa conduite le destine modérément. D’après des documents d’époque, le gamin caresse lascivement ses camarades, il gronde, saccage et émet des menaces terrifiantes. Puis son Église installée, il laisse en plan ses dévots et épouse la fille d’un industriel du taffetas gommé, dont il reprend le commerce. Engagé dans la révolution de 1830, le prophète démissionnaire figure dans « Les misérables », Victor Hugo ayant connu ce prospère bourgeois.

Seulement, les disciples de « Lili », eux, ne lâchent pas l’affaire. Ils poursuivent leurs supplices collectifs, orchestrant des cérémonies durant lesquelles un adepte est roué de coups d’épée, de bâton, des blessures ironiquement nommées « les secours », et se tournent vers Jean-Pierre Thibout, le portier de la famille Bonjour, leur nouveau chef. Celui-ci fait la connaissance de François Havet, autre fidèle, et ils marient leurs enfants. Depuis lors, l’héritage convulsionnaire vibre toujours. « Je connais ces groupes, ils vivent près de Saint-Etienne, dans le Charolais, aux abords de Toulouse, dans les Hautes-Alpes et à Lyon », commente Jean-Pierre Chantin, chercheur à l’université Lyon 3. « Dans le Charolais, par exemple, aujourd’hui encore ils se confessent dans des grottes dont ils rebouchent les trous en sortant. » À Paris, dans l’est de la capitale, ils sont 4 000 attendant autour du 53, rue de Montreuil, le retour d’Élie Bonjour, qui leur a promis de les y retrouver pour les conduire au paradis. Seulement, le vendeur de taffetas gommé se fait attendre.

Émilie Lanez / Enquête Jeanne Cala et Juliette Pelerin

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