Carte blanche à Olivier Niquet

L’aspirateur robot et moi

Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Olivier Niquet.

J’ai toujours été fasciné par les robots. Les mauvaises langues diront que c’est parce que j’ai l’entregent d’un ouvre-boîte électrique, mais il n’y a pas que ça. Je viens d’une famille d’entrepreneurs. J’ai souvent visité des usines et la logistique d’une chaîne de montage m’a toujours intrigué. J’y ai aussi travaillé à l’occasion, tel un Charlie Chaplin postmoderne. Je rêvais d’être remplacé par une machine qui s’épanouit dans la répétition et qui n’a jamais besoin d’aller au petit coin.

En juin dernier, le ministre du Travail, Jean Boulet, affirmait au magazine L’actualité que pour pallier la pénurie de main-d’œuvre, il préférait que les entreprises augmentent leur productivité, notamment par l’entremise de l’automatisation, plutôt que d’accueillir plus d’immigrants. En gros, on préfère que ce soient les robots qui « volent nos jobs ». Une intelligence artificielle entraînée à prendre des décisions rationnelles estimerait sans doute qu’il s’agit d’un faux dilemme, mais je préfère encore avoir des humains à la tête de nos ministères. Enfin, la plupart du temps.

La robotisation entraîne plusieurs écueils. Bien sûr, de petits pépins techniques peuvent survenir, comme c’est arrivé dernièrement à Moscou lorsqu’un petit garçon de 7 ans s’est fait casser le doigt par un robot joueur d’échecs qui avait confondu son index avec un pion. On peut aussi penser à la possibilité qu’un androïde voyage dans le temps pour venir assassiner la mère du futur chef de la résistance contre Skynet. On ne veut pas ça.

C’est surtout en matière d’égalité sociale que le bât blesse.

Depuis l’invention de la roue à trois boutons, comme dirait Sam Hamad, chaque révolution industrielle a apporté son lot de changements sociaux. Les changements actuels sont particulièrement disruptifs en raison de l’émergence simultanée de la robotisation et de l’intelligence artificielle. La pandémie de COVID cuvée 19 a aussi eu son influence en propulsant le télétravail à un point de non-retour, alors que la mondialisation continue de favoriser la délocalisation des emplois. Comment s’organisera la société dans ces circonstances ? La réaction en chaîne qui en résulte a des ramifications que mon processeur a de la difficulté à imaginer.

Certains économistes parlent de la constitution d’une barbell economy, c’est-à-dire une économie en forme d’haltère qui est en croissance au bas et au haut de l’échelle, mais pas au milieu. À la question « combien tu benches, l’gros ? », on ne pourra plus répondre « l’économie du Québec » très longtemps tellement les extrémités prennent du poids. Selon cette idée, il y aura beaucoup d’emplois pour les petits et les grands salariés, mais la classe moyenne en pâtira. Les courtiers immobiliers, comptables et chroniqueurs seront peut-être remplacés par des algorithmes. S’il n’avait pas autant de REER, Pierre-Yves McSween serait dans le trouble.

Par contre, les petits emplois mal rémunérés sont encore là pour un bout. Le président de McDonald's, Chris Kempczinski, déclarait récemment que remplacer ses employés dans les restaurants par des robots n’est pas envisageable à moyen terme. Mettre une « splouche » de sauce à Big Mac sur un pain sans se soucier de l’uniformité de l’étendage est un art que ne maîtrisent toujours pas les machines.

À l’inverse, Amazon vient justement d’acquérir iRobot, une entreprise qui a mis en péril l’industrie de la personne-avec-un-utérus de ménage. Amazon ne veut pas seulement devenir un vendeur de balayeuses. Elle espère bénéficier des recherches d’iRobot en matière d’aspiration, mais surtout, à ce qu’on dit, compiler des informations sur nos maisons. Comme disait Alaclair Ensemble : « Tu pensais qu’c’tait ça que c’tait, mais c’tait pas ça que c’tait. »

Les robots aspirateurs sont aussi des experts pour tracer les contours de votre vie privée.

La relation plutôt amicale que j’ai développée avec mon aspirateur robot chancelle. Amazon, dont les centres de distribution sont partiellement automatisés, n’a pas une obligation (et probablement pas une volonté) de s’assurer que le tissu social reste solide. Pour cette entreprise, si le tissu social coûte moins cher à produire en Chine, c’est de là qu’on importera nos bobettes, peu importe les conséquences.

L’humain s’est toujours adapté, diront certains, mais il conviendrait d’espérer le contraire. J’ai récemment eu l’occasion de visiter quelques petites entreprises qui ont acquis des robots, pas pour remplacer les employés, mais pour leur donner de meilleures conditions. Une boulangère qui peut maintenant se lever aux petites heures, plutôt qu’aux très petites heures, parce qu’une machine contrôle le gonflement de ses pains. Un fromager qui n’a plus à frotter son fromage à la main deux fois par semaine. Une microbrasseuse qui n’a pas à coller elle-même ses étiquettes. Ce sont toutes des personnes qui continuent de brasser, affiner et pétrir, mais qui ont gagné en qualité de vie. À petite échelle, ces gens reprennent le contrôle des moyens de production (j’ai cherché une façon moins communiste de le dire, en vain).

Mais il faut une certaine base pour en arriver là. On ne peut pas demander du jour au lendemain à quelqu’un qui a de la difficulté à configurer l’heure sur son micro-ondes de savoir programmer un robot tondeur de moutons (si ça existe). Je vois beaucoup d’obstacles, donc, avant que je ne fasse la paix avec mon aspirateur robot. Je ne vois pas encore le contour d’une organisation sociale où les machines s’occupent de travailler pendant que nous nous occupons de cultiver notre oisiveté, mais il y a certainement un meilleur équilibre à atteindre pour que tout ne foute pas le camp. Je sais que c’est un peu naïf, tout ça, mais contrairement aux robots, j’ai le loisir de rêver.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.