Énergie

La braderie de l’or noir

Le cours du pétrole américain pour livraison en mai a clôturé lundi à un plancher historique de - 37,63 $ US avant de remonter légèrement dans les échanges après fermeture, tout en restant en territoire négatif. À cause de l’arrêt quasi total de l’économie, les stocks sont pleins, et la consommation n’est pas au rendez-vous. À quoi faut-il s’attendre dans les prochains jours ?

Chronique

Comme si on vous payait pour faire le plein

Sur le coup, on aurait pu croire à une erreur ou à une « fausse nouvelle ». Quoi, le prix du pétrole est devenu négatif ? Comme c’est étrange ! Pourtant, le phénomène est moins inusité qu’on pourrait le croire et il s’explique assez facilement.

Faisons une analogie entre le pétrole et le lait.

À cause de la COVID-19, la demande s’est effondrée pour les deux liquides. Les producteurs laitiers ont réagi en jetant leur production au caniveau, soulevant un tollé bien mérité.

Mais les sociétés pétrolières ne peuvent pas en faire autant. « Jeter du pétrole, ça pollue », illustre Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal.

Alors, l’industrie pétrolière est obligée de payer pour se débarrasser de son jus. D’où les prix négatifs.

Bien sûr, les pétrolières pourraient restreindre leur production au lieu de payer pour s’en défaire. Au début du mois, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et la Russie se sont d’ailleurs entendues pour éliminer 10 millions de barils par jour. Trop peu, trop tard. L’Agence internationale de l’énergie calcule que la demande a chuté de 30 millions de barils par jour.

Le déséquilibre persiste. Et à force de produire en trop grande quantité, on arrive au bout de la capacité de stockage. Ça déborde !

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Or, les producteurs ne peuvent pas fermer le robinet si facilement, car les coûts d’interruption de leur production sont très élevés. Espérant que la chute de la demande sera temporaire, ils préfèrent donc maintenir leur production, quitte à payer pour se débarrasser de leur pétrole.

Et ils paient le gros prix !

Lundi, le baril de pétrole a plongé sous zéro. Point de repère du brut américain, le West Texas Intermediate (WTI), qui valait encore 60 $ US au début de l’année et 18 $ US pas plus tard que la semaine dernière, s’est enlisé à  - 37 $ US le baril à la fin de la journée, devant les investisseurs éberlués. Du jamais-vu.

Mais il s’agit du prix pour les contrats à terme du mois de mai. Ceux du mois de juin restent autour de 20 $ US, signe que les experts ne s’attendent pas à ce que la crise soit éternelle.

Mais dans l’intervalle, les prix négatifs démontrent que l’industrie doit sortir son chéquier pour convaincre de nouveaux acteurs d’entreposer le pétrole.

« Il existe des capacités de stockage qui ne sont pas dédiées au pétrole, mais qui pourraient être adaptées », explique M. Pineau. Sauf que cela a un coût. Pour que ce soit rentable, il faut un prix négatif.

Remarquez, des prix négatifs n’ont rien de totalement extraordinaire dans le monde de l’énergie.

Cela se produit régulièrement en Ontario. Comme les centrales nucléaires ne peuvent être arrêtées durant la nuit, il y a un surplus d’électricité sur le réseau.

« Il faut des prix négatifs pour écouler l’électricité durant les périodes de faible demande », expose M. Pineau. Et c’est encore plus vrai les nuits de grands vents, lorsque les pales des éoliennes tournent à plein régime.

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Mais pour l’Alberta, les prix du pétrole sous zéro sont catastrophiques. Et le pire est à venir. « S’ils doivent arrêter leur production, ils feront face à d’énormes défis logistiques qui vont leur coûter très cher », avance M. Pineau.

Pour l’instant, le premier ministre Jason Kenney table sur une baisse de 70 000 barils par jour. Mais il s’agit d’une goutte d’eau dans l’océan des 4 millions de barils produits en Alberta.

Si les prix ne se redressent pas, il y aura forcément des faillites et de la consolidation. La province va souffrir. Déjà, l’industrie crie au secours. La semaine dernière, Ottawa a débloqué 1,7 milliard pour nettoyer les puits abandonnés, un plan qui aura le mérite de fournir du boulot aux travailleurs.

Mais le fédéral ne peut pas maintenir l’industrie pétrolière sur le respirateur artificiel. Aider les Albertains à passer à travers la crise, oui. Aider l’industrie à produire du pétrole sans logique financière, non.

« Ce n’est pas rationnel pour le gouvernement de sauver une industrie qui n’est pas concurrentielle à l’échelle mondiale », estime M. Pineau. Même en innovant, les coûts de production resteront structurellement plus élevés en Alberta qu’ailleurs dans le monde.

« L’Alberta va devoir faire le deuil d’une industrie qui avait grandi sur le dos de l’OPEP qui a maintenu des prix très élevés en contrôlant la production mondiale », ajoute le professeur.

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Reste à voir comment le prix négatif du pétrole se répercutera sur l’essence à la pompe. En ce moment, les automobilistes québécois paient environ 85 cents le litre pour faire le plein, ce qui est plus élevé que le prix d’un baril entier de brut qui contient 159 litres.

Incongru ? Oui, mais on ne va pas loin avec du pétrole brut. Encore faut-il le transporter, le raffiner, l’entreposer. Présentement, le coût d’acquisition du pétrole s’élève à 39,7 cents le litre, observe la Régie de l’énergie. La marge des détaillants est de 4,9 cents. Mais ce sont les taxes qui forment la plus grande partie de la facture (40,3 cents).

Désolée, chers conducteurs, ce n’est pas demain la veille qu’on vous paiera pour faire le plein.

Mais au moins, j’espère que lorsque les transporteurs aériens recommenceront à vendre des billets d’avion, ils laisseront tomber leur satanée surcharge pour le carburant !

Énergie

Où va le pétrole qu’on ne consomme pas ?

Ce qui se passe actuellement sur le marché du pétrole n’est pas nouveau. C’est une illustration parfaite du principe de l’offre et de la demande.

Avec les mesures de confinement qui paralysent la moitié de la planète, les avions ne volent pas, les voitures ne roulent pas, et les usines ne fonctionnent pas. La consommation de pétrole a chuté brusquement alors que l’offre continuait d’augmenter. Ce déséquilibre se produit régulièrement, mais ce qui est tout à fait inédit, ce sont la rapidité et l’ampleur du phénomène : les surplus risquent de s’accumuler trop vite et d’être trop importants pour les capacités de stockage existantes.

Une capacité limitée

Il existe de multiples façons de stocker du pétrole. Les producteurs de pétrole, les raffineurs et les grands consommateurs ont des capacités de stockage, et ce, partout dans le monde. Mais les plus importantes installations de stockage du continent nord-américain sont à Cushing, en Oklahoma, où se négocient les contrats à terme pour le brut de référence américain, le West Texas Intermediate. Depuis le début de la pandémie, les prix baissent et les réservoirs de Cushing se remplissent, au point où le marché craint maintenant qu’ils ne suffiront pas à absorber les surplus de pétrole qui s’accumulent.

Selon le département américain de l’Énergie, la capacité d’entreposage de Cushing est de 76 millions de barils, et il y aurait actuellement 55 millions de barils de stockés.

À l’échelle internationale, les capacités de stockage sont estimées à 1,2 milliard de barils par IHS Markit.

La production mondiale de pétrole est d’environ 100 millions de barils par jour et selon les plus récentes estimations, la consommation a baissé de 30 % depuis le début de la crise.

Un marché particulier

La panique qui s’est emparée du marché, hier, s’explique par la fin du contrat à terme du mois de mai. Les négociateurs spécialisés du marché du pétrole n’en achètent jamais vraiment, ils servent d’intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs et ne restent pas pris avec du pétrole à la fin d’un contrat à terme. Mais les surplus actuels sont tellement considérables et la demande est tellement inexistante qu’ils sont dans l’obligation d’en prendre livraison s’ils ne trouvent pas d’acheteurs ou de capacité d’entreposage.

Pour le moment, le problème des prix négatifs concerne uniquement le contrat à terme du mois de mai, et seulement le WTI. Le WTI pour livraison en juin se négociait à 22,27 $ US le baril en fin de journée hier. Le prix du Brent, le brut de référence partout ailleurs dans le monde, est moins affecté. Il a fini à journée à 27,00 $ US le baril hier.

Des bateaux à la rescousse

L’inquiétude au sujet des capacités limitées d’entreposage est généralisée. Si la crise se prolonge, les surplus pourraient continuer à s’accumuler, à moins d’une réduction importante de la capacité de production de l’Arabie saoudite, de la Russie et d’autres producteurs importants.

L’entente qui vient d’intervenir avec l’Arabie saoudite, qui porte sur une réduction de 10 millions de barils par jour, pourrait s’avérer insuffisante pour rééquilibrer le marché.

C’est pourquoi des négociateurs et des producteurs se tournent vers les tankers, quand ils en ont la possibilité. Ces énormes navires servent d’entrepôts flottants pour le brut en surplus. La demande pour les VLCC (pour very large crude carriers) a explosé depuis un mois. Selon Forbes, les tarifs pratiqués ont augmenté de 678 % durant la même période et il en coûte 175 000 $ US par jour pour attendre que les acheteurs reviennent et que les prix remontent.

Énergie

Six semaines de descente aux enfers

Retour sur six semaines de descente aux enfers pour les prix de l’or noir, qui atteignaient encore 114 $ US en 2011 après un record à 145 $ US en 2008.

5 MARS

Au début d’une réunion de deux jours de l’OPEP, le cartel des pays exportateurs de pétrole, et de ses alliés de l’OPEP+, notamment la Russie, le brut tombe sous les 50 $ US pour la première fois depuis 2017.

6 MARS

Le baril de brut dévisse de 10 % après l’échec des discussions, les Russes refusant de réduire davantage leur production pour soutenir les prix.

9 MARS

Le cours du brut plonge de 20 %, proche de la barre des 30 $ US, après que les Saoudiens eurent annoncé brader leur pétrole, déclenchant une guerre des prix face à Moscou pour tenter d’augmenter leur part de marché.

30 MARS

Les cours du baril américain et du Brent coté à Londres continuent à s’enfoncer et tombent au plus bas depuis le début de 2002, le WTI dégringolant sous les 20 $ US.

2 AVRIL

Bond historique de 25 % des cours du brut après des tweets du président américain Donald Trump générant l’espoir d’un accord entre Moscou et Riyad sur une baisse de production.

3 AVRIL

Les cours prennent encore 10 %, portés par l’optimisme sur une fin de la guerre des prix entre Russie et Arabie saoudite.

9 AVRIL

Rechute des cours du WTI de 9 % à quelque 22 $ US après une réunion élargie de l’OPEP+ par visioconférence, qui a donné lieu à un accord historique pour réduire la production de 10 millions de barils par jour. Mais pour les opérateurs, le compte n’y est pas face à l’effondrement de la demande en pleine pandémie.

20 AVRIL

Journée dantesque sur le marché pétrolier. La valeur du baril s’enfonce sous zéro, du jamais-vu, investisseurs et spéculateurs cherchant désespérément à se débarrasser de certains barils dans un marché tellement saturé que les lieux de stockage commencent à manquer, face à une demande inexistante. Le WTI, le baril de brut américain, clôture à - 37,63 $ US.

L’ampleur inouïe de cette chute est toutefois en grande partie attribuable à des facteurs techniques et accélérée par l’expiration le lendemain du contrat à terme de mai. Ceux qui en détiennent ont dû trouver des acheteurs physiques au plus vite. Mais avec des stocks déjà surgonflés aux États-Unis, ils ont été contraints de brader pour trouver preneur.

— Agence France-Presse

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