Portrait

Le mythe Gaétan  Dugas

La preuve est tombée il y a deux semaines au terme d’une longue enquête scientifique : l’agent de bord québécois Gaétan Dugas n’a pas amené le sida aux États-Unis. Portrait d’une légende sexuelle devenue bouc émissaire de toute une nation.

Atlanta, mars 1982. William Darrow, un chercheur des Centers for Disease Control and Prevention (CDC), saute à la hâte dans un avion à destination de Los Angeles. Le Dr Darrow fait partie de l’équipe spéciale créée pour enquêter sur un mal étrange qui commence à frapper certains hommes gais de New York, San Francisco et Los Angeles. Le système immunitaire de ces gens s’effondre. Ils contractent des pneumonies, des infections, des cancers. Puis meurent après quelques mois sans que l’on comprenne ce qui se passe.

À Los Angeles, certains patients viennent de raconter avoir eu des relations sexuelles les uns avec les autres. William Darrow ne perd pas une minute.

« C’était le premier indice concret que nous avions que la maladie pouvait être transmise sexuellement », se souvient le Dr Darrow en entrevue avec La Presse.

Aujourd’hui professeur à la Florida International University, William Darrow est alors un drôle d’animal au sein des CDC. Seul sociologue au milieu des microbiologistes et des infectiologues, il s’intéresse aux facteurs sociaux et comportementaux qui influencent la transmission des épidémies. Par les temps qui courent, il passe une bonne partie de son temps à former les médecins à l’art d’interroger les patients gais.

« C’était les années 80 et certains ne connaissaient pas grand-chose aux hommes gais. On parlait de relations anales réceptives, de pénétration avec le poing… Les gens disaient : “Oh mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que tout ça ?” »

— William Darrow, ancien chercheur des CDC

Los Angeles compte alors 19 cas suspects de ce qu’on nomme « GRID », pour « Gay-Related Immune Deficiency » (immunodéficience liée à l’homosexualité). Le Dr Darrow décide de rencontrer tous les patients encore assez en forme pour lui parler. Son espoir : établir des liens entre les cas afin de mieux comprendre la propagation de la maladie.

Le premier jour de son enquête, le Dr Darrow rencontre deux patients, à deux extrémités de la métropole californienne, qui lui parlent d’un agent de bord d’Air Canada. Un homme séduisant, avec un accent français, qui vient souvent à Los Angeles et avec qui ils ont eu des relations sexuelles. Mais ni l’un ni l’autre ne peut retrouver son nom.

Le soir du même jour, William Darrow retraverse Los Angeles en pleine congestion routière pour se rendre au domicile d’un autre patient. L’homme est très malade. Le Dr Darrow se souvient qu’il le fait asseoir à une table de pique-nique qui trône dans sa cuisine. C’est alors qu’il raconte à son tour avoir fait la connaissance d’un agent de bord d’Air Canada au 8709 Bathhouse, un sauna gai de Los Angeles.

« Il m’a dit : “J’ai ses coordonnées quelque part, raconte William Darrow. Puis il s’est levé, a fouillé dans ses affaires et est revenu avec une carte.” »

Sur la carte, il y a un logo d’Air Canada. Et en dessous, un nom : Gaétan Dugas. Sans le savoir, l’agent de bord québécois vient de se retrouver au cœur de l’enquête scientifique la plus mouvementée de l’histoire de la médecine moderne.

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