Extrait

Le QI de Montréal : Quartier de l’innovation ou Quartier imaginaire ?

Montréal, la cité des cités

Sous la direction de Juan-Luis Klein et Richard Shearmur

Presses de l’Université du Québec

Montréal 2017

269 pages

En 2013, l’École de technologie supérieure (ÉTS) et l’Université McGill lançaient officiellement un projet pour créer un quartier de l’innovation montréalais, à l’image de ceux qui existent déjà dans des villes comme Barcelone (sous le nom de 22@Barcelona) ou Boston (Innovation District), mais qui s’en distingue, car ce sont les universités, et non la Ville, qui en sont les instigatrices. [...]

Ses contours géographiques sont flous : centré sur Griffintown, une friche industrielle directement au sud du centre-ville qui, depuis une dizaine d’années, connaît un développement rapide de copropriétés, il s’étend, selon les documents que l’on consulte, à l’est jusqu’à la Cité du multimédia (enjambant donc le chemin de fer et l’autoroute Bonaventure), et à l’ouest vers Petite-Bourgogne, voire Saint-Henri. [...]

Le Quartier de l’innovation repose sur l’idée que l’on pourra regrouper une diversité d’acteurs dans et autour de Griffintown, créer un milieu de vie, générer de la créativité et y attirer d’autres acteurs innovants. Certains moyens existent ou ont été mis en œuvre. La présence de l’ÉTS est, en soi, un facteur important : cette institution donne vie au quartier et représente aussi une forte concentration de savoir-faire en génie. [...]

Le Quartier de l’innovation est, à ce stade-ci de son développement, un quartier imaginaire : il est imaginaire parce qu’il n’existe que de façon virtuelle.

Selon Andy Nulman, président du festival Juste pour rire et un des ambassadeurs du quartier, le QI est une affaire de marketing ou de clichés. Selon ce qu’il a écrit sur son blogue du Huffington Post, il est important de mieux vendre Montréal, de lui ôter son image faite de poutine, de bagels et de Céline Dion pour la remplacer par une image dynamique d’innovation et de créativité : le QI est un vecteur pour promouvoir ce nouveau récit, une question de branding.

Mais ce n’est pas uniquement son aspect branding qui le rend imaginaire. Le QI est imaginaire, car il repose sur une série d’images inventées ou réinventées. D’abord, l’idée même que la zone allant de la rue McGill à Atwater, et bordée de part et d’autre par le canal de Lachine et le boulevard René-Lévesque, puisse constituer un seul quartier ne tient pas la route. Non seulement des autoroutes importantes la traversent (Bonaventure vers l’est, Ville-Marie vers le centre-ville), mais on y trouve au moins quatre quartiers historiquement distincts : Griffintown, Petite-Bourgogne, Saint-Henri et – si l’on admet que le quartier s’étend jusqu’à René-Lévesque – Ville-Marie. Ce regroupement n’est pas un quartier au sens historique, ni au sens géographique du terme. [...]

Le Quartier est imaginaire aussi parce que, même réduit à Griffintown, il repose sur une histoire de racines qui ne correspond pas à nos connaissances historiques. Griffintown comme cœur de la communauté irlandaise de Montréal, duquel elle aurait été chassée par la construction de l’autoroute Bonaventure en 1967 et par la démolition de l’église Sainte-Anne en 1971, ne correspond pas au Griffintown multiethnique du début du siècle, quartier en déclin depuis les années 1920 et que les Irlandais ont fui.

Un nouveau mythe s’est récemment ajouté à ce mythe fondateur, celui du Quartier de l’innovation. Selon le PPU de 2013, Griffintown a toujours été un quartier innovant, foyer de la révolution industrielle canadienne. D’autres font référence au rôle important que Griffintown aurait joué dans les processus innovants du XIXe siècle. Or cela est une exagération : Griffintown a joué un rôle industriel important, comme quartier résidentiel et comme quartier industriel abritant principalement, mais pas exclusivement, de petites entreprises et des artisans. Cela n’est pas négligeable et mérite qu’on le souligne et qu’on le comprenne. Mais le simple fait d’avoir été un quartier industriel n’en fait pas un quartier qui a l’innovation dans les gènes (si toutefois il est possible pour un terrain, devenu friche, de transmettre quoi que ce soit). La trame urbaine orthogonale, qui serait originale pour son époque, constitue une bien mince fondation pour la fabrication du mythe de l’innovation.

Finalement, un mythe plus large plane sur ce quartier : celui qui voudrait que le regroupement de jeunes gens éduqués et branchés, d’institutions diverses et d’événements culturels puisse générer une dynamique d’innovation qui aurait des incidences sur l’économie de l’agglomération. Il va de soi qu’un quartier en demande, qui parvient à attirer la consommation, voire les choix résidentiels de jeunes personnes aisées, produira de la richesse pour les restaurants, boutiques et investisseurs immobiliers locaux. Mais ces dynamiques de consommation mènent-elles à de l’innovation économique ? C’est-à-dire à des biens et services qui sont exportables et qui – souhaitons-le – augmentent de façon durable le bien-être de la société dans son ensemble ? Ou alors un tel quartier ne fait-il qu’absorber les richesses produites dans l’ensemble de la ville, produites ni plus ni moins dans le Quartier de l’innovation qu’ailleurs dans la métropole, tout en proposant un milieu attrayant (mais pour combien de temps ?) et un discours porteur qui contribueront, espérons-le, à l’image de marque de Montréal ?

Nonobstant la difficulté, à ce stade-ci, de voir le Quartier de l’innovation comme autre chose qu’un discours servant à promouvoir une zone ainsi que certains projets qui s’y trouvent, il subsiste un type d’innovation qui pourrait véritablement éclore à Griffintown. En effet, malgré la multitude de constructions récentes, il reste encore, mais sans doute plus pour longtemps, beaucoup de terrains qui n’ont pas encore été développés, et beaucoup d’espaces publics à aménager. [...]

Si la Ville, ses urbanistes et les promoteurs visionnaires prennent ce quartier en charge sur le plan urbanistique, il est encore temps d’en faire un quartier innovant non seulement dans l’imaginaire collectif mais dans son vécu. Il ne s’agirait pas alors d’innovations économiques à connotation un peu vague et reposant sur des dynamiques spatiales douteuses, mais d’innovations en matière de services à la population, de transport, de construction, d’aménagement d’espaces publics, de rendement énergétique des bâtiments, de milieu de vie et de financement qui pourront véritablement changer le quartier.

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