Contexte

L’impact caché de nos achats en ligne

Des camionnettes de livraison stationnées en double, des boîtes (et du carton) qui s’accumulent, des entrepôts de plus en plus nombreux… On ne pense pas toujours aux conséquences quand on appuie sur le bouton ACHETER. Comment limiter le coût de ces achats sur nos villes ?

UN DOSSIER DE NATHALIE COLLARD

Des colis et des camions

L’idée de ce reportage est née un soir d’été, lors d’une balade dans un quartier central de Montréal. En marchant, j’ai croisé un camion de livraison Amazon, un camion Purolator, un camion FedEx et un camion Postes Canada. Sur le même tronçon de rue. Dans l’espace de 15 minutes.

Vous les croisez sûrement vous aussi dans votre quartier, ces camions de livraison, parfois stationnés en double ou bloquant une partie du trottoir ou de la voie cyclable. Et vous remarquez sans doute les colis qui attendent sur le pas de la porte de votre voisin.

Combien de camions quadrillent nos rues quotidiennement ? C’est un secret bien gardé. J’ai posé la question à Amazon, dont les camions sont très nombreux, mais la multinationale garde ces informations pour elle. Une chose est certaine, leur nombre n’ira pas en diminuant, car l’achat en ligne est une tendance qui n’est pas près de disparaître.

Le montant total des achats en ligne réalisés par les adultes québécois en 2021 se chiffre à 16,1 milliards de dollars, selon la plus récente étude sur le commerce électronique Netendances. Une hausse de 30 % en comparaison avec 2019 (l’étude révélait également qu’environ 48 % de ces achats avaient été faits sur le site d’Amazon, contre 19 % sur des sites québécois).

La pandémie n’explique pas tout.

« C’est un phénomène qui est toujours en croissance. Et les consommateurs d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’avant la pandémie. »

— Jean-Guy Côté, directeur général du Conseil québécois du commerce de détail (CQCD)

Tous ces achats ont un impact direct dans nos villes et nos villages : en plus de menacer la viabilité du commerce local, ils font augmenter le nombre de camions de livraison qui usent nos routes, causent de la congestion et dérangent la quiétude de nos quartiers. Sans compter la pollution : le transport des marchandises contribue à 10 % des émissions de CO2.

« Les gens ne voient pas l’autre côté de la médaille, affirme Julie Paquette, professeure agrégée au département de la gestion des opérations et de la logistique à HEC Montréal. Et les villes ne sont pas prêtes pour tous ces camions. »

Un problème qui n’est pas près d’être résolu si on en croit le Forum économique mondial, qui estime que le nombre de véhicules de livraison dans les centres-villes augmentera de 36 % d’ici 2030.

« Le défi, c’est d’intégrer des zones de logistique en ville tout en limitant la nuisance », souligne Jean-Philippe Meloche, professeur et directeur de l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal.

Il faut repenser la ville

La Ville de Montréal, qui est actuellement en période de consultation pour son nouveau plan d’urbanisme, souhaite intégrer cette nouvelle réalité, nous confirme Robert Beaudry, responsable du dossier au comité exécutif.

Mais selon un expert de logistique du transport, le Québec accuse beaucoup de retard dans ce dossier. « En Europe et au Japon, on réfléchit à ces questions depuis plusieurs années », affirme Teodor Gabriel Crainic, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM et codirecteur du Laboratoire sur les systèmes de transport intelligents du Centre interuniversitaire de recherche sur les réseaux d’entreprise, la logistique et le transport (CIRRELT). Au Québec, nos structures gouvernementales ne se sont pas adaptées et on manque de données pour mener des études sur cette question. »

Car il n’y a pas que le nombre de camions qui augmente. La quantité de cartons d’emballage aussi. Qui n’a pas levé les yeux au ciel en trouvant une boîte à l’intérieur d’une grosse boîte de carton remplie de papier ? Chez Recyc-Québec, on dit avoir enregistré une « hausse importante » de la quantité de carton en raison de l’augmentation des achats en ligne. Le bilan 2021 n’a pas encore été publié, mais Recyc-Québec nous confirme que pour les années 2018 à 2021, la hausse du carton trié par les centres de tri et provenant de la collecte sélective est estimée à environ 10 % par année. C’est un problème auquel il faudra s’attaquer. Certaines entreprises offrent déjà l’option « emballage écolo » sur leur site, mais à quand une taxe sur l’emballage excessif et polluant ?

Des pistes de solution

Il n’y a pas que des effets négatifs au commerce électronique. Acheter en ligne c’est, dans bien des cas, éviter les déplacements en auto vers les magasins. « De grandes entreprises comme Amazon regroupent leurs livraisons pour densifier leur route et rentabiliser leurs déplacements, explique la professeure Julie Paquette, de HEC. Il y a donc un effet positif direct sur les GES. »

À condition, bien sûr, que le consommateur soit patient. « Le problème, ce n’est pas le commerce en ligne, confirme le professeur Teodor Gabriel Crainic, de l’UQAM. C’est l’exigence des clients pour l’avoir hier. »

Concrètement, notre impatience force les camions à rouler à moitié vides. « Dans le cas d’une livraison pour le jour même ou le lendemain, la rentabilisation de la livraison est impossible », se désole la professeure Paquette. « C’est l’angle mort du commerce électronique », ajoute-t-elle.

« On a rentré dans l’imaginaire des gens qu’ils pouvaient recevoir leur colis très vite, presque le jour même », observe pour sa part Alain Dumas, directeur général du Panier Bleu, qui cite l’exemple de l’Angleterre où on offre au consommateur de choisir une plage horaire de livraison qui correspond au passage du camion dans son quartier. Il faut sensibiliser les consommateurs à l’impact de leurs achats et aux coûts que cela implique, selon lui.

Cruciaux 1000 derniers mètres

Il y a peut-être 1500 km qui vous séparent de la robe de vos rêves ou de l’ordinateur que vous convoitez, mais ce qui obsède les entreprises qui vont vous les livrer à la porte, c’est le dernier kilomètre.

Oui, le dernier ! Il y a des centaines d’études et de recherches consacrées aux 1000 derniers mètres de livraison. Il faut dire que les émissions de GES liées à ce dernier kilomètre peuvent représenter plus du tiers des impacts environnementaux et des coûts économiques d’une livraison. Or selon une enquête de la firme McKinsey, ces émissions vont doubler d’ici 2030. Quand on sait qu’une intervention à l’intérieur de ce dernier kilomètre peut contribuer à réduire jusqu’à 30 % des émissions et de la congestion routière, pas étonnant que tout le monde essaie de trouver des solutions.

Dans quelques jours, tous les grands acteurs de l’industrie de la logistique de livraison, y compris Postes Canada, se réuniront d’ailleurs à Washington pour discuter de leurs solutions et de leur vision de l’avenir dans le cadre de la conférence Leaders in Logistics.

Mais il existe déjà des initiatives intéressantes.

À commencer par la mutualisation des livraisons, une option qui sera bientôt offerte à tous les commerçants québécois présents sur le site Panier Bleu.

« L’idée, c’est de mettre en commun les livraisons pour faire baisser les coûts, augmenter l’efficacité et être compétitif avec les plus grands joueurs. »

— Alain Dumas, directeur général du Panier Bleu

La livraison du dernier kilomètre à vélo ? C’est le concept de Colibri, un projet-pilote implanté au centre-ville de Montréal en 2018. En collaboration avec Purolator, Colibri a donné des résultats encourageants : un gain opérationnel de 15 % et des livraisons possibles toute l’année, à moins d’une tempête majeure. On compte 70 vélos-cargos en Amérique du Nord, dont une quinzaine à Montréal. On dit que Vancouver s’intéresse au projet Colibri, qui devrait se déployer dans d’autres arrondissements montréalais prochainement.

Certaines villes ont aussi décidé pour leur part de faire de leurs centres-villes un espace « zéro émission » ou « à faibles émissions » : seuls de petits camions électriques peuvent y faire des livraisons. Amazon, qui a déployé ses premiers véhicules électriques dans une douzaine de villes aux États-Unis en juillet dernier, vise des opérations zéro carbone d’ici 2040. D’autres commerces, comme la boutique de vêtements Everlane, aux États-Unis, offrent l’option « livraison carboneutre » pour moins de 1 $.

L’aménagement des bords de rue est une autre piste de solution. On les réserve pour les livraisons à certaines heures de la journée afin d’éviter qu’un camion se stationne en double et bloque la circulation.

« Dans certaines villes, on a installé des casiers publics où les camions déposent les colis. Le consommateur peut aller chercher son colis à pied, près de chez lui, au moment qui lui convient. Et on peut regrouper plusieurs livraisons au même endroit. »

— Caroline Marie, conseillère stratégique en mobilité durable à la Coop Carbone

« C’est toute la question du point de chute qui est au cœur des réflexions ces temps-ci, note Jean-Guy Côté, du CQCD. On verra de plus en plus de casiers publics au cours des prochaines années. » Ils ont déjà fait leur apparition dans les halls d’entrée des tours de condos, dans certaines grandes surfaces et même dans quelques stations de métro de Laval… On sort du métro, on récupère son colis et hop, à la maison !

Revoir ces magasins qui n’en sont pas

Un nouveau type de commerce a récemment fait son apparition sur le Plateau Mont-Royal, angle Papineau et Mont-Royal : Penguin PickUp. Il s’agit d’un centre de collecte où de grandes enseignes comme IKEA, Walmart et Dollarama livrent leurs colis. On en compte quatre à Montréal.

Comment classer ces nouvelles enseignes (qui, en passant, devraient être francisées) ? Commerce ou centre de distribution ? L’arrondissement du Plateau-Mont-Royal leur a accordé un certificat de commerce de détail, mais reconnaît que c’était une erreur et modifiera l’usage du certificat pour « services personnels ». « L’arrondissement a toutefois entamé une réflexion pour mieux encadrer cette pratique, qui est de plus en plus courante, et éviter sa multiplication », nous indique Michel Tanguay, chargé de communication à l’arrondissement.

Mais la réalité, c’est que ces centres de cueillette vont se multiplier au cours des prochaines années. Or ces magasins fantômes ou dark stores représentent un vrai casse-tête pour les villes qui craignent pour la vitalité de leurs artères commerciales. « Le bon côté, c’est qu’ils occupent des locaux qui ne trouvaient pas preneur sur des rues qui ne connaissent plus le même achaladange », note le professeur Jean-Philippe Meloche, directeur de l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal. Le mauvais côté : ils offrent une vitrine aveugle qui casse le rythme d’une artère commerciale.

« On pourrait exiger qu’ils aient une vitrine sur rue pour ne pas tuer la vitalité des artères. »

— Jean-Philippe Meloche, directeur de l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal

« Si on change la réglementation pour un zonage logistique, il faut le faire de manière à limiter la prolifération de ces locaux-entrepôts qui se multiplient dans les grandes villes », croit pour sa part Caroline Marie, de la Coop Carbone. Aux dark stores, il faut en effet ajouter les dark kitchens, ces cuisines fantômes qui fournissent les Skip the Dishes, Uber Eats et autres services de livraison alimentaire qui doivent se trouver dans des quartiers centraux pour assurer une livraison rapide. Skip the Dishes prévoyait d’ailleurs ouvrir 38 de ces cuisines fantômes au Canada cette année. Or qui dit cuisine fantôme dit augmentation de la circulation automobile, bruit, trafic incessant.

À noter qu’en France, où l'on compte environ 200 dark stores, l'État s’apprête à modifier la réglementation. Ils seront désormais considérés comme des entrepôts, ce qui permettra aux villes de les interdire.

On ne pense pas à tout ça quand on commande notre sandwich au poulet préféré…

Votre pizza livrée par un drone ?

Pénurie de livreurs, congestion routière, pollution : à quoi pourrait ressembler le futur de la livraison ?

Les drones

La livraison par drones ne relève plus de la science-fiction. Il s’en fait environ 2000 par jour dans le monde (aux États-Unis, mais aussi en Chine, en Irlande, aux Émirats arabes unis, etc.) et selon la firme McKinsey, c’est une industrie en plein essor. Le hic : le contexte est flou. La réglementation n’est pas claire, l’acceptation sociale non plus, et l’avantage financier n’a pas encore été démontré.

Caroline Marie, conseillère stratégique en mobilité durable à la Coop Carbone, n’y croit pas. « Il y a trop d’entraves et de risques, observe-t-elle. La réglementation sera sévère, et je ne vois pas le modèle économique, en fait. »

Au Canada, cela pourrait prendre encore quelques années avant de voir les premiers drones effectuer une livraison. Le gouvernement fédéral est en consultation.

Certaines entreprises, comme Aeronyx, attendent le feu vert pour se lancer dans le ciel. « Notre projet est au stade d’étude de faisabilité technique et commerciale, nous explique Pascal Boissé, vice-président développement de produit et affaires réglementaires. Le contexte réglementaire actuel ne permet pas d’implanter un tel service, mais ce cadre évolue. » Aux États-Unis, c’est différent. Amazon a développé son service de livraison Amazon Prime Air qui devrait livrer sous peu ses premiers colis de 2,25 kg ou moins à Lockeford, en Californie, et à College Station, au Texas. La multinationale a également obtenu un brevet pour développer un entrepôt volant. Les colis seraient dans un dirigeable duquel les drones iraient s’approvisionner… Pas de la science-fiction, mais pas loin.

Des Véhicules autonomes

Des véhicules autonomes, c’est-à-dire sans conducteur, pourraient un jour assurer la livraison du dernier kilomètre. C’est le cas dans la ville de Houston, au Texas, où Domino Pizza se livre à un projet-pilote. Toujours aux États-Unis, la start-up Piestro veut tester la livraison de pizzas fabriquées dans des pizzerias automatisées par des robots-livreurs.

Des entrepôts en hauteur

À Paris, la firme de logistique Sogaris a transformé un ancien stationnement étagé en entrepôt vertical. Ce « grenier » des temps modernes entreposera colis et marchandises que des vélos pourront ensuite livrer dans la ville. En Asie, ces entrepôts verticaux sont déjà très répandus.

Des « uber-entrepôts »

Accepteriez-vous de transformer une partie de votre maison ou appartement en entrepôt en échange de quelques dollars ? C’est ce que propose Amazon (encore eux !) aux résidants de New York. Le New York Times rapportait l’an dernier que la multinationale est en train de développer un véritable réseau de ces mini-entrepôts à Manhattan et à Brooklyn où Amazon possède déjà 12 grands entrepôts, en plus des deux douzaines qui se trouvent en banlieue de la métropole. Mais entreposer dans les quartiers centraux permet au géant une réduction de 20 % des coûts de livraison. Cette ubérisation de la livraison, on l’observe aussi avec le service Amazon Flex qui propose aux automobilistes « ordinaires » de se transformer en livreurs d’occasion en échange d’un tarif à l’heure. Amazon Flex est présent dans une quinzaine de villes canadiennes en Alberta, en Colombie-Britannique et en Ontario, mais pas à Montréal.

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