Les gens dépressifs sont-ils plus réalistes ?

C’est dur, vivre une dépression, et quand ça arrive, on se rattache à ce qu’on peut. Comme à cette idée — répandue — que les gens dépressifs ont une vision plus réaliste d’eux-mêmes et du monde qui les entoure. Bref, qu’ils sont exempts du biais positif des gens heureux. Mais est-ce scientifiquement prouvé ?

Ce concept a été généralisé à outrance avec les années, mais pour trouver son origine, il faut remonter 40 ans en arrière, en 1979. Deux jeunes psychologues américaines, Lauren B. Alloy et Lyn Y. Abramson, ont publié une étude dont le titre a marqué les esprits : « Sadder but Wiser ? [Plus tristes, mais plus sages ?] ».

L’étude rapportait les résultats de quatre expériences menées avec des étudiants, certains rapportant des symptômes dépressifs, d’autres n’en rapportant pas. Les participants se sont fait remettre un bouton et devaient évaluer le degré de contrôle qu’ils avaient sur une petite lumière verte qui s’allumait. Le but était de tester l’impuissance apprise, une théorie bien connue en psychologie selon laquelle les gens déprimés sous-estiment le contrôle qu’ils ont sur leur environnement.

De façon surprenante, le groupe d’étudiants déprimés a obtenu des résultats précis lors des quatre expériences, tandis que les étudiants non déprimés ont, dans certains cas, surestimé le degré de contrôle qu’ils avaient. L’hypothèse a été nommée « réalisme dépressif » : sous certaines conditions, les gens déprimés jugeraient le contrôle qu’ils ont de manière relativement plus réaliste que ceux qui ne le sont pas.

« L’étude a eu une très grande influence, pas seulement dans la culture populaire, mais aussi dans la littérature scientifique, explique à La Presse Don Moore, chercheur en psychologie à l’Université de Californie. Elle est fréquemment citée, et ses conclusions sont répétées comme si c’était un fait scientifique établi que les gens déprimés sont plus réalistes à propos de toutes sortes de choses. »

Difficile à reproduire

Des chercheurs de l’Université de Californie — dont le professeur Moore et l’étudiante Amelia S. Dev — se sont donné pour mission de reproduire l’étude de 1979, en tenant compte des « innovations méthodologiques » actuelles. Les résultats de l’étude Dev. et al. ont été publiés ce mois-ci dans le journal Collabra : Psychology. Ils ont aussi fait l’objet d’un reportage du New York Times.

« À notre surprise, nous avons trouvé qu’on ne pouvait reproduire le résultat original, et ce, sous n’importe quelle condition. Il n’y a aucune preuve que les participants qui ont déclaré avoir souffert de dépression étaient plus précis dans leur évaluation de contrôle. »

– Don Moore, chercheur en psychologie à l’Université de Californie

L’équipe de l’Université de Californie n’est pas la seule à avoir tenté de reproduire l’étude dans les dernières décennies. « Et nous ne sommes pas les seuls à avoir eu de la difficulté à le faire », précise Don Moore.

Est-ce à dire que l’expérience initiale ne répond pas au critère de reproductibilité — et qu’elle n’est donc pas valide sur le plan scientifique ? Jointe par La Presse, la professeure Lauren B. Alloy, coautrice de l’étude de 1979, n’est pas d’accord. D’abord, dit-elle, depuis 1979, son équipe et d’autres chercheurs indépendants ont « reproduit les résultats du réalisme dépressif à de multiples reprises ». Leur travail, dit-elle, a clarifié certaines « conditions » sous lesquelles le réalisme dépressif ressort ou ne ressort pas.

Selon Lauren B. Alloy, les changements que l’équipe de l’Université de Californie a apportés aux études originales expliquent probablement la différence dans les résultats. L’équipe a demandé aux participants d’évaluer la probabilité que la lumière s’allume tout au long de la tâche, et non à la fin, dit-elle. Elle a aussi changé les instructions données aux participants et n’a pas mesuré les symptômes dépressifs juste avant la tâche. « Des quatre expériences d’Alloy & Abramson de 1979, Dev et al. ont choisi de modéliser leur étude avec l’expérience dont les résultats sont les moins robustes », ajoute Lauren B. Alloy par courriel.

Aucune reproduction n’est parfaite, rétorque le chercheur Don Moore. « Si la science ne se corrige pas lorsque les scientifiques la corrigent, et si les revues ne publient pas les échecs de reproduction, alors nous sommes coincés avec une littérature pleine de faux positifs qui ne sont jamais corrigés », dit-il.

Les phénomènes psychologiques — invisibles et complexes — sont difficiles à cerner, souligne Anna Weinberg, professeure associée au département de psychologie de l’Université McGill. Il n’est pas alarmant, dit-elle, de voir de tels allers-retours dans la littérature scientifique. « Généralement, lorsque vous voyez quelque chose comme ça se produire avec certaines réplications, ça signifie qu’il peut y avoir un effet, mais qu’il est peut-être plus faible que ce que l’étude originale avait montré », explique Anna Weinberg.

Les expériences originales ont été réalisées avec des étudiants de premier cycle qui présentaient des symptômes dépressifs. Que ces personnes soient plus conscientes de la « réalité abyssale » a quelque chose d’intuitif, souligne Anna Weinberg. « Mais je ne crois pas que ça s’applique aux gens qui ont des dépressions cliniques sévères », conclut-elle.

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