Opinion

Des juges bilingues ou presque*

Dans la controverse qui oppose la juge en chef de la Cour du Québec, l’ex-ministre Paul Bégin1 et le ministre actuel Simon Jolin-Barrette, l’ex-juge Claude Laporte écrit qu’« une des composantes essentielles de l’indépendance judiciaire est, précisément, l’indépendance des tribunaux en tant qu’institution, et ce, relativement aux questions d’ordre administratif lorsque ces dernières ont un effet direct sur l’exercice des fonctions judiciaires »2. Il n’a pas tort !

Or que signifie l’indépendance judiciaire ? Il s’est écrit des milliers de pages sur la question, dont plusieurs sous la plume de la Cour suprême. Dans l’arrêt Valente, la Cour définit un troisième ingrédient essentiel de l’indépendance judiciaire : « l’indépendance institutionnelle relativement aux questions administratives qui ont directement un effet sur l’exercice [des] fonctions judiciaires ».

Dans Généreux, la Cour rappelle que le principe « exige […] que la cour martiale générale soit à l’abri de toute ingérence extérieure relativement aux questions qui concernent directement la fonction judiciaire du tribunal ». Les tribunaux militaires doivent être « le plus possible à l’abri de l’ingérence des membres de la hiérarchie militaire », c’est-à-dire de l’exécutif et du ministère de la Défense.

Dans l’arrêt Bisson de 1993, notre Cour supérieure estime que le gouvernement doit fournir aux juges « toutes les ressources humaines, financières et matérielles nécessaires à l’exercice de leurs fonctions judiciaires ».

Mais qui est-ce qui va déterminer ce qui est nécessaire à la fonction judiciaire, le ministre ou les juges en chef ? Beau dilemme !

Que dit la Loi sur les tribunaux judiciaires ? Selon l’art. 88, « les juges nommés sont préalablement choisis suivant la procédure de sélection des personnes aptes à être nommées juges établie par règlement du Gouvernement. Celui-ci peut […] 4° déterminer les critères de sélection dont le comité tient compte ».

L’art. 25 du Règlement précise ces critères : « 1° les compétences du candidat, comprenant : a) ses qualités personnelles et intellectuelles, son intégrité, ses connaissances et son expérience générale ; b) le degré de ses connaissances juridiques et son expérience dans les domaines du droit dans lesquels il serait appelé à exercer ses fonctions ; c) sa capacité de jugement, etc. ainsi que la qualité de son expression ; 2° la conception que le candidat se fait de la fonction de juge ; 3° la motivation du candidat pour exercer cette fonction ; 4° les expériences humaines, professionnelles, sociales et communautaires du candidat ; 5° le degré de conscience du candidat à l’égard des réalités sociales ; 6° la reconnaissance par la communauté juridique des qualités et des compétences du candidat. » Il n’est pas question précisément de qualifications linguistiques.

Or la Constitution énonce que l’anglais et le français sont les langues de la justice au Québec, ce qui signifie que tout citoyen a droit d’utiliser l’une ou l’autre langue.

Même si la Charte de la langue française énonce que « le français est la langue officielle du Québec », elle ajoute que « le français est la langue de la législation et de la justice au Québec sous réserve de ce qui suit : 4° toute personne peut employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux du Québec et dans tous les actes de procédure qui en découlent ».

La Constitution aussi énonce que l’anglais et le français sont les langues de la justice au Québec, ce qui signifie que tout citoyen a le droit constitutionnel d’utiliser l’une ou autre langue. À cela s’ajoute, selon la jurisprudence, le droit pour le justiciable d’être compris par le juge sans intermédiaire. Selon le juge en chef Dickson, « à quoi sert le droit de s’exprimer dans sa propre langue si ceux à qui on s’adresse ne peuvent comprendre ? » (arrêt Société des Acadiens).

Logiquement, cela implique que les juges devraient être bilingues ou du moins avoir une très bonne compréhension des deux langues officielles. Le Code criminel, qu’ont beaucoup à appliquer les juges de la Cour du Québec, insiste sur cette nécessité. Il s’agit d’une exigence constitutionnelle pour le justiciable ; il s’agit aussi d’une exigence fonctionnelle pour les juges en chef qui doivent, en toute autonomie, affecter les juges selon les besoins des justiciables. Le gros bon sens, qualité que possède certes notre premier ministre, semble exiger qu’on recrute des juges parmi les avocats bilingues ou presque. À bon entendeur, salut !

* Patrice Garant, Droit administratif, 7e éd. chap. 9, « l’indépendance des tribunaux », p. 769-823.

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