Que reste-t-il de notre empathie ?

Plus que jamais sensibilisée à des enjeux autrefois ignorés, notre société a un potentiel d’empathie sans précédent. Mais face à des vents contraires, ce potentiel peine à s’exprimer. Comment éviter l’effritement de notre capacité à nous mettre à la place de notre prochain ?

À la recherche de notre empathie perdue

Je me suis souvent posé la question ces derniers temps en observant avec inquiétude les manifestations d’indifférence, de chacun pour soi et de violence de l’actualité. L’empathie a beau être un concept à la mode, il y a de ces jours où, devant la fureur du monde, on a l’impression que l’on en manque cruellement.

Sommes-nous collectivement en déficit d’empathie ? Et si oui, est-ce que ça se soigne ?

Pour répondre à ces questions, je me suis d’abord tournée vers le DCharles-Antoine Barbeau-Meunier, chercheur spécialisé en empathie. Le DBarbeau-Meunier est à la fois sociologue et médecin – il est aujourd’hui résident en psychiatrie à l’Université de Toronto. C’est avec la loupe du sociologue qu’il a commencé à explorer le concept d’empathie, qu’il définit comme « la capacité à ressentir et à se représenter les états affectifs et mentaux d’autrui et à y répondre avec cohérence ».

Dans un mémoire où il explorait les fondements empathiques de l’action sociale et le rôle de l’empathie face à la crise écologique, celui qui était alors candidat à la maîtrise à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) posait cette question : l’empathie peut-elle changer le monde ?

Réponse courte ? Oui.

Dix ans plus tard, le jeune résident en médecine, qui continue d’étudier le concept d’empathie, y croit toujours.

« L’empathie est un enjeu absolument crucial de notre époque. C’est ce qui nous sensibilise à la réalité et au bien-être d’autrui. Si on est sensible au bien-être de l’autre, on comprend que notre bien-être y est lié. L’empathie, c’est ce lien de sensibilité partagée. Cela nous motive à poser des gestes éthiques. »

— Le Dr Charles-Antoine Barbeau-Meunier, chercheur spécialisé en empathie

Miser sur une culture de l’empathie pour changer le monde est tout à fait possible. À condition de bien comprendre ce qu’on entend par là.

L’empathie est un sujet bien souvent galvaudé, constate le chercheur. C’est un « buzzword » dans le monde du management. On en fait constamment la promotion comme quelque chose de positif. Personne n’est contre la vertu, bien entendu. Mais il faut comprendre tout ce qui freine l’empathie. Et c’est là-dessus qu’il faut agir. « Une culture de l’empathie ne consiste pas à promouvoir l’empathie et la valoriser. C’est plutôt d’aller cibler ce qui, dans notre environnement, dans nos institutions, dans le politique, inhibe l’empathie. »

***

Charles-Antoine Barbeau-Meunier m’a invitée à jeter un coup d’œil aux travaux fascinants du primatologue Frans de Waal, qui démonte plusieurs idées reçues au sujet de l’empathie, longtemps considérée comme un sujet de recherche pas du tout sérieux, dans la même lignée que la télépathie ou l’astrologie.

On a tendance à croire que l’homme est un loup pour l’homme et que notre nature est fondamentalement égoïste. Voilà qui est tout aussi injuste pour le loup, qui est un animal très coopératif, que pour l’humanité, qui est beaucoup plus empathique et coopérative que ce que l’on croit, explique le primatologue1.

La vérité mise en évidence par Frans de Waal, c’est qu’il y a dans la nature des leçons pour une société solidaire. L’empathie est fondamentale pour la survie d’une espèce. C’est un impératif biologique chez les mammifères, humains inclus. « L’empathie humaine est une capacité d’une importance cruciale ; elle est le ciment de sociétés entières et nous relie à ceux que nous aimons et auxquels nous tenons. Elle est bien plus fondamentale pour la survie que la connaissance de ce que les autres savent », écrit-il2.

Si l’empathie relève de la nature, c’est la culture qui peut lui permettre de prendre de l’expansion en étendant ses limites au-delà du clan immédiat auquel on s’identifie d’emblée, explique Charles-Antoine Barbeau-Meunier. « J’aime bien la formule de Frans de Waal qui dit que l’identification, c’est le portail de l’empathie. A priori, l’empathie peut être limitée à un clan restreint. Mais par l’éducation, par une forme d’humanisation, on peut en venir, au fur et à mesure, à s’identifier à des gens qui ne font pas partie de notre camp immédiat. » Des gens qui ont d’autres croyances ou sont issus d’autres cultures. Et éventuellement, on peut ouvrir grand le portail et s’identifier à l’ensemble des êtres humains.

Les pages les plus sombres de l’Histoire nous montrent aussi que l’on peut parfois aussi délibérément fermer le portail de l’empathie, en supprimant l’identification à un groupe considéré comme ennemi, explique Frans de Waal dans L’âge de l’empathie (Babel). Les individus composant ce groupe ne sont plus considérés comme des humains, mais comme une « masse anonyme de spécimens désagréables et inférieurs » appartenant à un groupe différent.

***

Qu’est-ce qui inhibe une culture de l’empathie ?

« Une culture de l’empathie n’est pas compatible avec des discours populistes ou polarisants où l’on cherche des boucs émissaires, observe Charles-Antoine Barbeau-Meunier. Ce n’est pas compatible non plus avec une société où l’on effrite le filet social, où l’on privatise à tout vent et où l’on encourage une logique de compétition et du chacun pour soi. Ultimement, ce n’est pas compatible avec une société où la santé mentale est toujours sous-financée et où l’on condamne les individus à être responsables de leur mieux-être sans regarder tous les éléments sociaux qui y contribuent. »

Dans l’état actuel des choses, la culture de l’empathie serait donc une culture révolutionnaire ou, du moins, de résistance.

« À mon avis, il y a des circonstances qui font en sorte qu’on a plus de capacité empathique aujourd’hui que jamais auparavant », croit Charles-Antoine Barbeau-Meunier. Parce que l’on est plus sensibilisés que jamais à la réalité de l’Autre, que nos connaissances sur le développement du cerveau se sont raffinées, que l’on est exposés à un grand spectre d’enjeux, de la lutte climatique à Black Lives Matter en passant par #metoo ou le mouvement réclamant justice pour Joyce Echaquan…

« Par contre, il y a également des circonstances très concrètes qui font en sorte que cette disposition à l’empathie ne s’actualise pas », ajoute le chercheur. Il cite en vrac : des décennies de néolibéralisme et le stress que cela engendre d’un point de vue socioéconomique pour l’individu ; la culture du chacun pour soi ; la société de consommation ; le climat politique de plus en plus polarisé, marqué par des manœuvres populistes de division ; la précarité économique…

Alors quoi ? « Il ne suffit pas d’encourager la culture de l’empathie. Il faut défaire tout ce qui vient la compromettre. »

2. Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? publié aux éditions LLL (2016)

Des bébés profs d’empathie

Au centre de la classe, une couverture vert pomme. Une mère y dépose son bébé, sous le regard curieux des élèves de maternelle. Le temps d’une séance du programme Racines de l’empathie, le professeur, ce sera lui.

Lorsque Mary Gordon, éducatrice originaire de Terre-Neuve, a eu pour la première fois l’idée de faire appel à un bébé et à sa mère pour enseigner la littératie affective aux tout-petits, elle était loin de se douter que son initiative bien locale dans un quartier défavorisé de Toronto aurait un jour une telle résonance internationale et que des neuroscientifiques l’applaudiraient pour avoir su intuitivement ce que leurs recherches ont démontré plus tard.

Son programme fondé en 1996, salué par le dalaï-lama et appuyé sur une solide connaissance scientifique, est aujourd’hui présent sur quatre continents. Plus de 1 million d’enfants en ont déjà bénéficié. Et les résultats, confirmés par des chercheurs indépendants, sont impressionnants : moins d’agressivité et d’intimidation, plus de comportements prosociaux.

« Je suis encore sous le choc ! », me dit en riant la fondatrice de Racines de l’empathie, devenue une entrepreneure sociale primée et auteure d’un livre à succès1. En 2018, elle a notamment reçu le prix du Gouverneur général pour l’innovation. En octobre dernier, son programme a été intronisé au Temple de la renommée de l’innovation éducative de l’OBNL HundrED, dont la mission est d’évaluer et de faire connaître les meilleures initiatives en éducation dans le monde.

***

Le programme Racines de l’empathie est né d’un constat fait par Mary Gordon alors qu’elle travaillait auprès de familles aux prises avec des problèmes de violence. « Quand j’ai réalisé que le dénominateur commun de toutes les violences était l’absence d’empathie, j’ai tout de suite pensé : OK, comment on change ça ? »

En invitant en classe une mère et son bébé, elle s’est rendu compte que le bébé pouvait agir comme un catalyseur du développement de l’empathie chez les enfants. Guidés par une instructrice, les élèves apprennent, au cours de neuf rencontres qui s’échelonnent durant toute l’année scolaire, à lire les émotions du bébé et à les nommer. Cela leur permet ensuite de reconnaître leurs propres sentiments et ceux des autres. « Parce que le bébé se présente à eux en étant 100 % adorable et 100 % vulnérable, les enfants s’identifient à sa vulnérabilité et à son humanité. »

Après le passage du bébé prof, l’enseignante retrouve une classe plus calme, où les élèves s’entraident davantage. Le programme est aussi un moment d’apaisement pour le personnel enseignant qui, après plus de deux ans de pandémie, est trop souvent épuisé et à bout de ressources devant des élèves plus stressés et perturbés que jamais.

***

L’initiative mise sur pied par Mary Gordon permet tout autant de développer l’empathie cognitive (comprendre les pensées et les intentions d’autrui) que l’empathie affective (ressentir les émotions d’autrui) chez les enfants.

L’empathie cognitive n’est pas nécessairement garante de comportements bienveillants. « Vous pouvez être un sociopathe et avoir de l’empathie cognitive. Cela peut vous aider à profiter des autres ! »

Ce qui est plus précieux, c’est l’empathie affective, lorsqu’elle permet d’avoir un parti pris affectif pour l’autre et son bien-être, souligne-t-elle. « C’est le tissu connectif de l’humanité. C’est l’habileté de ressentir ce que l’autre ressent. »

En contribuant à créer des sociétés plus solidaires, cette dimension de l’empathie, qui s’attrape plus qu’elle ne s’apprend, a le pouvoir de changer le monde, croit-elle. « C’est la seule chose qui va nous permettre de résoudre les grands problèmes de notre monde, comme la pauvreté et la crise climatique. Se préoccupe-t-on des gens qui ne sont pas nés encore ? Peut-on imaginer comment ils vont se sentir ? Se préoccupe-t-on de ceux qui ne parlent pas notre langue, qui ne nous ressemblent pas, qui n’ont pas la même culture ? Peut-on les considérer comme des êtres humains ? L’empathie permet d’y arriver. Et j’y vois notre principal espoir. »

À ses débuts, sa pédagogie de l’espoir était regardée de haut. Longtemps, l’empathie était vue comme quelque chose de faible et de féminin ayant peu de valeur. Deux décennies plus tard, les choses ont bien changé. « Désormais, beaucoup de gens voient l’empathie comme une recette secrète. Pour moi, c’est l’ultime pilule de la paix. Et l’ultime qualité humaine. »

1. Racines de l’empathie. Changer le monde, un enfant à la fois, publié aux Presses de l’Université Laval (2015).

Pas de financement au Québec

Offert en français ou en anglais partout au Canada, le programme Racines de l’empathie, implanté au Québec en 2005, y est aujourd’hui pratiquement absent, faute de financement. Au moment de son déploiement dans des écoles primaires de la commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, le projet pilote d’une durée de trois ans avait bénéficié du soutien financier de la Fondation Chagnon. En 2008, la fondation, qui a changé ses orientations en mettant sur pied des partenariats avec le gouvernement (Avenir d’enfants, Québec en forme et Réunir Réussir), n’a pas reconduit le financement de Racines de l’empathie. « Il s’agissait d’un programme de “démonstration” dont la fin du financement avait été annoncée dès le début. Cela est sans égard à la qualité du programme », précise la porte-parole de la Fondation Lucie et André Chagnon. Dans les autres provinces canadiennes, le programme est généralement financé à plus de 50 % par le gouvernement. Au Québec, bien que la loi oblige les organismes scolaires à mettre en place un plan de lutte contre la violence et l’intimidation, le ministère de l’Éducation « n’a jamais soutenu financièrement de programmes comme Racines de l’empathie puisqu’il revient à chaque organisme scolaire de déterminer les ressources, programmes et partenaires désirés selon les besoins précis de son milieu », explique un porte-parole du Ministère.

Cultiver l’empathie

1. L’exemple vient de haut

Pour cultiver l’empathie, les solutions qui sont vraiment pérennes relèvent de changements collectifs et non individuels, croit le chercheur Charles-Antoine Barbeau-Meunier. « Ça prend une modélisation de l’empathie. C’est très important que les personnes en situation d’autorité modélisent ces comportements. Car l’empathie s’attrape, comme le dit Mary Gordon, de Racines de l’empathie. C’est lorsqu’on est empathique à notre égard qu’on sent qu’on a la licence de l’être aussi. Ça commence dès l’enfance avec ses parents. »

2. L’empathie vient en dormant

Pourquoi y a-t-il des matins où vous êtes enclins à ouvrir la fenêtre de votre voiture pour donner un peu de monnaie à la personne sans-abri à l’intersection et d’autres, pas du tout ? La neuroscientifique Sonia Lupien s’est posé récemment la question en réfléchissant à son propre comportement, au micro de Pénélope McQuade. Elle a trouvé la réponse dans une étude de la revue PLOS Biology publiée en août 2022 : le manque de sommeil serait en cause. « Lorsqu’on a mal dormi, on est moins porté à avoir des comportements altruistes. » Paradoxalement, dans le réseau de la santé, où l’empathie est primordiale au chevet des patients, les soignants, qu’il s’agisse d’infirmières forcées de faire des heures supplémentaires ou de médecins surchargés, ne se voient pas offrir les conditions idéales pour être empathiques, constate Charles-Antoine Barbeau-Meunier. « Si ces personnes travaillent dans des circonstances déshumanisantes, qu’elles sont privées de sommeil et constamment en train de négliger leur bien-être, on inhibe leur empathie. On ne peut pas être empathique quand on est constamment dans cet état de crise. On a besoin d’un certain état de calme, de régulation émotionnelle et de résilience pour exercer cette attention bienveillante qu’est la pratique de l’empathie. »

3. L’empathie vient en lisant

Des études montrent que les lecteurs de romans tendent à avoir de meilleures compétences sociales pour lire les émotions des autres. De la même manière qu’un pilote d’avion peut améliorer ses capacités de pilotage grâce à un simulateur de vol, ceux qui lisent de la fiction peuvent améliorer leur habileté à se mettre à la place de l’autre grâce au simulateur de vies qu’est le roman, note par exemple Keith Oatley, professeur émérite de psychologie de l’Université de Toronto et romancier, dans une étude publiée en 2016.

4. Moi, mes souliers…

L’art peut être un puissant vecteur d’empathie, comme en fait foi l’Empathy Museum, un musée itinérant fondé en 2015 par le philosophe Roman Krznaric. L’une de ses expositions, appelée A Mile in My Shoes, créée par l’artiste Clare Patey, est un magasin de chaussures ayant la forme d’une boîte à chaussures géantes. Les visiteurs peuvent y emprunter les souliers d’une personne inconnue et littéralement marcher dans ses pas en écoutant son histoire. Qu’ils marchent dans les souliers d’un réfugié, d’une personne sans-abri ou d’un neurochirurgien, les visiteurs sont invités à faire un voyage empathique.

5. L’altruisme est bon pour la santé

Les bienfaits de l’altruisme ne sont pas à sens unique. Plusieurs études montrent que le bénévolat est bénéfique non seulement pour les personnes dans le besoin, mais aussi pour celles qui donnent de leur temps et de leur énergie. En 2011, une étude de la revue Health Psychology a démontré que les bénévoles motivés par l’altruisme vivaient plus longtemps que les personnes qui ne s’engageaient pas dans ce type d’activités. On sait par ailleurs que le comportement altruiste constitue un antidote au stress. « Lorsqu’on détecte une menace dans l’environnement, on produit une réponse de stress, explique Sonia Lupien, directrice du Centre d’études sur le stress humain de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. Mais lorsqu’on aide quelqu’un, on n’est pas en train de chasser un mammouth ! »

Que reste-t-il de notre empathie ?

Plus que jamais sensibilisée à des enjeux autrefois ignorés, notre société a un potentiel d’empathie sans précédent. Mais face à des vents contraires, ce potentiel peine à s’exprimer. Comment éviter l’effritement de notre capacité à nous mettre à la place de notre prochain ?

À la recherche de notre empathie perdue

Je me suis souvent posé la question ces derniers temps en observant avec inquiétude les manifestations d’indifférence, de chacun pour soi et de violence de l’actualité. L’empathie a beau être un concept à la mode, il y a de ces jours où, devant la fureur du monde, on a l’impression que l’on en manque cruellement.

Sommes-nous collectivement en déficit d’empathie ? Et si oui, est-ce que ça se soigne ?

Pour répondre à ces questions, je me suis d’abord tournée vers le DCharles-Antoine Barbeau-Meunier, chercheur spécialisé en empathie. Le DBarbeau-Meunier est à la fois sociologue et médecin – il est aujourd’hui résident en psychiatrie à l’Université de Toronto. C’est avec la loupe du sociologue qu’il a commencé à explorer le concept d’empathie, qu’il définit comme « la capacité à ressentir et à se représenter les états affectifs et mentaux d’autrui et à y répondre avec cohérence ».

Dans un mémoire où il explorait les fondements empathiques de l’action sociale et le rôle de l’empathie face à la crise écologique, celui qui était alors candidat à la maîtrise à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) posait cette question : l’empathie peut-elle changer le monde ?

Réponse courte ? Oui.

Dix ans plus tard, le jeune résident en médecine, qui continue d’étudier le concept d’empathie, y croit toujours.

« L’empathie est un enjeu absolument crucial de notre époque. C’est ce qui nous sensibilise à la réalité et au bien-être d’autrui. Si on est sensible au bien-être de l’autre, on comprend que notre bien-être y est lié. L’empathie, c’est ce lien de sensibilité partagée. Cela nous motive à poser des gestes éthiques. »

— Le Dr Charles-Antoine Barbeau-Meunier, chercheur spécialisé en empathie

Miser sur une culture de l’empathie pour changer le monde est tout à fait possible. À condition de bien comprendre ce qu’on entend par là.

L’empathie est un sujet bien souvent galvaudé, constate le chercheur. C’est un « buzzword » dans le monde du management. On en fait constamment la promotion comme quelque chose de positif. Personne n’est contre la vertu, bien entendu. Mais il faut comprendre tout ce qui freine l’empathie. Et c’est là-dessus qu’il faut agir. « Une culture de l’empathie ne consiste pas à promouvoir l’empathie et la valoriser. C’est plutôt d’aller cibler ce qui, dans notre environnement, dans nos institutions, dans le politique, inhibe l’empathie. »

***

Charles-Antoine Barbeau-Meunier m’a invitée à jeter un coup d’œil aux travaux fascinants du primatologue Frans de Waal, qui démonte plusieurs idées reçues au sujet de l’empathie, longtemps considérée comme un sujet de recherche pas du tout sérieux, dans la même lignée que la télépathie ou l’astrologie.

On a tendance à croire que l’homme est un loup pour l’homme et que notre nature est fondamentalement égoïste. Voilà qui est tout aussi injuste pour le loup, qui est un animal très coopératif, que pour l’humanité, qui est beaucoup plus empathique et coopérative que ce que l’on croit, explique le primatologue1.

La vérité mise en évidence par Frans de Waal, c’est qu’il y a dans la nature des leçons pour une société solidaire. L’empathie est fondamentale pour la survie d’une espèce. C’est un impératif biologique chez les mammifères, humains inclus. « L’empathie humaine est une capacité d’une importance cruciale ; elle est le ciment de sociétés entières et nous relie à ceux que nous aimons et auxquels nous tenons. Elle est bien plus fondamentale pour la survie que la connaissance de ce que les autres savent », écrit-il2.

Si l’empathie relève de la nature, c’est la culture qui peut lui permettre de prendre de l’expansion en étendant ses limites au-delà du clan immédiat auquel on s’identifie d’emblée, explique Charles-Antoine Barbeau-Meunier. « J’aime bien la formule de Frans de Waal qui dit que l’identification, c’est le portail de l’empathie. A priori, l’empathie peut être limitée à un clan restreint. Mais par l’éducation, par une forme d’humanisation, on peut en venir, au fur et à mesure, à s’identifier à des gens qui ne font pas partie de notre camp immédiat. » Des gens qui ont d’autres croyances ou sont issus d’autres cultures. Et éventuellement, on peut ouvrir grand le portail et s’identifier à l’ensemble des êtres humains.

Les pages les plus sombres de l’Histoire nous montrent aussi que l’on peut parfois aussi délibérément fermer le portail de l’empathie, en supprimant l’identification à un groupe considéré comme ennemi, explique Frans de Waal dans L’âge de l’empathie (Babel). Les individus composant ce groupe ne sont plus considérés comme des humains, mais comme une « masse anonyme de spécimens désagréables et inférieurs » appartenant à un groupe différent.

***

Qu’est-ce qui inhibe une culture de l’empathie ?

« Une culture de l’empathie n’est pas compatible avec des discours populistes ou polarisants où l’on cherche des boucs émissaires, observe Charles-Antoine Barbeau-Meunier. Ce n’est pas compatible non plus avec une société où l’on effrite le filet social, où l’on privatise à tout vent et où l’on encourage une logique de compétition et du chacun pour soi. Ultimement, ce n’est pas compatible avec une société où la santé mentale est toujours sous-financée et où l’on condamne les individus à être responsables de leur mieux-être sans regarder tous les éléments sociaux qui y contribuent. »

Dans l’état actuel des choses, la culture de l’empathie serait donc une culture révolutionnaire ou, du moins, de résistance.

« À mon avis, il y a des circonstances qui font en sorte qu’on a plus de capacité empathique aujourd’hui que jamais auparavant », croit Charles-Antoine Barbeau-Meunier. Parce que l’on est plus sensibilisés que jamais à la réalité de l’Autre, que nos connaissances sur le développement du cerveau se sont raffinées, que l’on est exposés à un grand spectre d’enjeux, de la lutte climatique à Black Lives Matter en passant par #metoo ou le mouvement réclamant justice pour Joyce Echaquan…

« Par contre, il y a également des circonstances très concrètes qui font en sorte que cette disposition à l’empathie ne s’actualise pas », ajoute le chercheur. Il cite en vrac : des décennies de néolibéralisme et le stress que cela engendre d’un point de vue socioéconomique pour l’individu ; la culture du chacun pour soi ; la société de consommation ; le climat politique de plus en plus polarisé, marqué par des manœuvres populistes de division ; la précarité économique…

Alors quoi ? « Il ne suffit pas d’encourager la culture de l’empathie. Il faut défaire tout ce qui vient la compromettre. »

2. Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? publié aux éditions LLL (2016)

Des bébés profs d’empathie

Au centre de la classe, une couverture vert pomme. Une mère y dépose son bébé, sous le regard curieux des élèves de maternelle. Le temps d’une séance du programme Racines de l’empathie, le professeur, ce sera lui.

Lorsque Mary Gordon, éducatrice originaire de Terre-Neuve, a eu pour la première fois l’idée de faire appel à un bébé et à sa mère pour enseigner la littératie affective aux tout-petits, elle était loin de se douter que son initiative bien locale dans un quartier défavorisé de Toronto aurait un jour une telle résonance internationale et que des neuroscientifiques l’applaudiraient pour avoir su intuitivement ce que leurs recherches ont démontré plus tard.

Son programme fondé en 1996, salué par le dalaï-lama et appuyé sur une solide connaissance scientifique, est aujourd’hui présent sur quatre continents. Plus de 1 million d’enfants en ont déjà bénéficié. Et les résultats, confirmés par des chercheurs indépendants, sont impressionnants : moins d’agressivité et d’intimidation, plus de comportements prosociaux.

« Je suis encore sous le choc ! », me dit en riant la fondatrice de Racines de l’empathie, devenue une entrepreneure sociale primée et auteure d’un livre à succès1. En 2018, elle a notamment reçu le prix du Gouverneur général pour l’innovation. En octobre dernier, son programme a été intronisé au Temple de la renommée de l’innovation éducative de l’OBNL HundrED, dont la mission est d’évaluer et de faire connaître les meilleures initiatives en éducation dans le monde.

***

Le programme Racines de l’empathie est né d’un constat fait par Mary Gordon alors qu’elle travaillait auprès de familles aux prises avec des problèmes de violence. « Quand j’ai réalisé que le dénominateur commun de toutes les violences était l’absence d’empathie, j’ai tout de suite pensé : OK, comment on change ça ? »

En invitant en classe une mère et son bébé, elle s’est rendu compte que le bébé pouvait agir comme un catalyseur du développement de l’empathie chez les enfants. Guidés par une instructrice, les élèves apprennent, au cours de neuf rencontres qui s’échelonnent durant toute l’année scolaire, à lire les émotions du bébé et à les nommer. Cela leur permet ensuite de reconnaître leurs propres sentiments et ceux des autres. « Parce que le bébé se présente à eux en étant 100 % adorable et 100 % vulnérable, les enfants s’identifient à sa vulnérabilité et à son humanité. »

Après le passage du bébé prof, l’enseignante retrouve une classe plus calme, où les élèves s’entraident davantage. Le programme est aussi un moment d’apaisement pour le personnel enseignant qui, après plus de deux ans de pandémie, est trop souvent épuisé et à bout de ressources devant des élèves plus stressés et perturbés que jamais.

***

L’initiative mise sur pied par Mary Gordon permet tout autant de développer l’empathie cognitive (comprendre les pensées et les intentions d’autrui) que l’empathie affective (ressentir les émotions d’autrui) chez les enfants.

L’empathie cognitive n’est pas nécessairement garante de comportements bienveillants. « Vous pouvez être un sociopathe et avoir de l’empathie cognitive. Cela peut vous aider à profiter des autres ! »

Ce qui est plus précieux, c’est l’empathie affective, lorsqu’elle permet d’avoir un parti pris affectif pour l’autre et son bien-être, souligne-t-elle. « C’est le tissu connectif de l’humanité. C’est l’habileté de ressentir ce que l’autre ressent. »

En contribuant à créer des sociétés plus solidaires, cette dimension de l’empathie, qui s’attrape plus qu’elle ne s’apprend, a le pouvoir de changer le monde, croit-elle. « C’est la seule chose qui va nous permettre de résoudre les grands problèmes de notre monde, comme la pauvreté et la crise climatique. Se préoccupe-t-on des gens qui ne sont pas nés encore ? Peut-on imaginer comment ils vont se sentir ? Se préoccupe-t-on de ceux qui ne parlent pas notre langue, qui ne nous ressemblent pas, qui n’ont pas la même culture ? Peut-on les considérer comme des êtres humains ? L’empathie permet d’y arriver. Et j’y vois notre principal espoir. »

À ses débuts, sa pédagogie de l’espoir était regardée de haut. Longtemps, l’empathie était vue comme quelque chose de faible et de féminin ayant peu de valeur. Deux décennies plus tard, les choses ont bien changé. « Désormais, beaucoup de gens voient l’empathie comme une recette secrète. Pour moi, c’est l’ultime pilule de la paix. Et l’ultime qualité humaine. »

1. Racines de l’empathie. Changer le monde, un enfant à la fois, publié aux Presses de l’Université Laval (2015).

Pas de financement au Québec

Offert en français ou en anglais partout au Canada, le programme Racines de l’empathie, implanté au Québec en 2005, y est aujourd’hui pratiquement absent, faute de financement. Au moment de son déploiement dans des écoles primaires de la commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, le projet pilote d’une durée de trois ans avait bénéficié du soutien financier de la Fondation Chagnon. En 2008, la fondation, qui a changé ses orientations en mettant sur pied des partenariats avec le gouvernement (Avenir d’enfants, Québec en forme et Réunir Réussir), n’a pas reconduit le financement de Racines de l’empathie. « Il s’agissait d’un programme de “démonstration” dont la fin du financement avait été annoncée dès le début. Cela est sans égard à la qualité du programme », précise la porte-parole de la Fondation Lucie et André Chagnon. Dans les autres provinces canadiennes, le programme est généralement financé à plus de 50 % par le gouvernement. Au Québec, bien que la loi oblige les organismes scolaires à mettre en place un plan de lutte contre la violence et l’intimidation, le ministère de l’Éducation « n’a jamais soutenu financièrement de programmes comme Racines de l’empathie puisqu’il revient à chaque organisme scolaire de déterminer les ressources, programmes et partenaires désirés selon les besoins précis de son milieu », explique un porte-parole du Ministère.

Cultiver l’empathie

1. L’exemple vient de haut

Pour cultiver l’empathie, les solutions qui sont vraiment pérennes relèvent de changements collectifs et non individuels, croit le chercheur Charles-Antoine Barbeau-Meunier. « Ça prend une modélisation de l’empathie. C’est très important que les personnes en situation d’autorité modélisent ces comportements. Car l’empathie s’attrape, comme le dit Mary Gordon, de Racines de l’empathie. C’est lorsqu’on est empathique à notre égard qu’on sent qu’on a la licence de l’être aussi. Ça commence dès l’enfance avec ses parents. »

2. L’empathie vient en dormant

Pourquoi y a-t-il des matins où vous êtes enclins à ouvrir la fenêtre de votre voiture pour donner un peu de monnaie à la personne sans-abri à l’intersection et d’autres, pas du tout ? La neuroscientifique Sonia Lupien s’est posé récemment la question en réfléchissant à son propre comportement, au micro de Pénélope McQuade. Elle a trouvé la réponse dans une étude de la revue PLOS Biology publiée en août 2022 : le manque de sommeil serait en cause. « Lorsqu’on a mal dormi, on est moins porté à avoir des comportements altruistes. » Paradoxalement, dans le réseau de la santé, où l’empathie est primordiale au chevet des patients, les soignants, qu’il s’agisse d’infirmières forcées de faire des heures supplémentaires ou de médecins surchargés, ne se voient pas offrir les conditions idéales pour être empathiques, constate Charles-Antoine Barbeau-Meunier. « Si ces personnes travaillent dans des circonstances déshumanisantes, qu’elles sont privées de sommeil et constamment en train de négliger leur bien-être, on inhibe leur empathie. On ne peut pas être empathique quand on est constamment dans cet état de crise. On a besoin d’un certain état de calme, de régulation émotionnelle et de résilience pour exercer cette attention bienveillante qu’est la pratique de l’empathie. »

3. L’empathie vient en lisant

Des études montrent que les lecteurs de romans tendent à avoir de meilleures compétences sociales pour lire les émotions des autres. De la même manière qu’un pilote d’avion peut améliorer ses capacités de pilotage grâce à un simulateur de vol, ceux qui lisent de la fiction peuvent améliorer leur habileté à se mettre à la place de l’autre grâce au simulateur de vies qu’est le roman, note par exemple Keith Oatley, professeur émérite de psychologie de l’Université de Toronto et romancier, dans une étude publiée en 2016.

4. Moi, mes souliers…

L’art peut être un puissant vecteur d’empathie, comme en fait foi l’Empathy Museum, un musée itinérant fondé en 2015 par le philosophe Roman Krznaric. L’une de ses expositions, appelée A Mile in My Shoes, créée par l’artiste Clare Patey, est un magasin de chaussures ayant la forme d’une boîte à chaussures géantes. Les visiteurs peuvent y emprunter les souliers d’une personne inconnue et littéralement marcher dans ses pas en écoutant son histoire. Qu’ils marchent dans les souliers d’un réfugié, d’une personne sans-abri ou d’un neurochirurgien, les visiteurs sont invités à faire un voyage empathique.

5. L’altruisme est bon pour la santé

Les bienfaits de l’altruisme ne sont pas à sens unique. Plusieurs études montrent que le bénévolat est bénéfique non seulement pour les personnes dans le besoin, mais aussi pour celles qui donnent de leur temps et de leur énergie. En 2011, une étude de la revue Health Psychology a démontré que les bénévoles motivés par l’altruisme vivaient plus longtemps que les personnes qui ne s’engageaient pas dans ce type d’activités. On sait par ailleurs que le comportement altruiste constitue un antidote au stress. « Lorsqu’on détecte une menace dans l’environnement, on produit une réponse de stress, explique Sonia Lupien, directrice du Centre d’études sur le stress humain de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. Mais lorsqu’on aide quelqu’un, on n’est pas en train de chasser un mammouth ! »

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