Chronique 

Pourquoi subventionner l’information de qualité

Il s’agit d’une spectaculaire volte-face. Justin Trudeau et Mélanie Joly se disent maintenant préoccupés par la crise des médias écrits, reconnaissent que le journalisme est primordial et jugent que le gouvernement doit les aider.

Depuis deux ans, ni l’un ni l’autre n’avait réagi favorablement aux demandes répétées des médias écrits. Leur froideur persistait malgré la production de plusieurs rapports étoffés au sujet du déclin accéléré des revenus publicitaires des médias écrits au profit des Google et Facebook de ce monde, qui affecte la qualité et la diversité de l’information.

En supposant que le fédéral passe effectivement à l’action, deux questions centrales demeurent au sujet d’une aide éventuelle : quelle somme faut-il accorder aux groupes de presse et de quelle façon devrait-on répartir la tarte ?

Avant d’y répondre, il faut se demander si une aide publique est réellement justifiée. Si les bénéfices pour la collectivité rapportent davantage que les subventions versées aux médias, lesquelles sont puisées dans les poches des contribuables.

À ce sujet, un constat se dégage parmi les experts : avec la popularité de l’internet, l’information devient de plus en plus un bien public. Et ce faisant, ce statut de bien public pourrait justifier économiquement que l’État accorde un financement important à l’industrie.

Comme l’éclairage des rues…

En économie, deux critères servent à définir un bien public, par opposition à privé. D’abord, le bien doit avoir la particularité d’être « non rival » : peu importe le nombre de personnes qui le consomment, il n’y a pas d’impact sur la quantité de ce bien pour les autres.

Un exemple ? L’éclairage des rues le soir. Peu importe combien de citoyens en profitent, la quantité de lumière n’est pas vraiment touchée pour les autres. Impossible de facturer la lumière des rues selon l’utilisation. Ce n’est pas le cas des baguettes de pain, par exemple, qui sont un bien privé.

… ou comme l’armée

Deuxième critère du bien public : l’impossibilité d’en restreindre l’accès, d’exclure des consommateurs, ce qu’on appelle dans le jargon la « non-excluabilité ».

Un exemple ? L’armée, qui procure un sentiment de sécurité nationale, ou les services policiers. Ces deux services sont des biens publics, justifiant un soutien de l’État, car il est impossible de restreindre ce sentiment de sécurité à certains, comme c’est aussi le cas pour l’éclairage des rues, d’ailleurs. Ils partagent la propriété d’être « non excluable » et « non rival ».

Qu’en est-il de l’information, celle que publient les médias ? Auparavant, l’information dans les journaux était essentiellement accessible aux seuls consommateurs qui se procuraient leur exemplaire le matin, et donc « excluable », comme les baguettes de pain. Or, c’est de moins en moins le cas.

Avec la diffusion quasi automatique de l’information sur le web et sa gratuité, les nouvelles des journalistes n’ont plus d’obstacles, ou presque. 

En quelques secondes, le scoop sur Éric Salvail était connu partout au Canada. Et La Presse n’a pu tirer profit spécifiquement de la nouvelle, qui a pourtant nécessité une enquête de longue haleine, entreprise trois ans plus tôt.

L’information sur Salvail est donc devenue un bien public, car « non excluable » et « non rival ». Et comme l’éclairage des rues ou les forces policières, ce bien joue un rôle primordial dans la société.

Bien sûr, l’information n’est pas un bien public parfait, qui doit être soutenu entièrement par l’État. Il est encore possible de restreindre l’accès, de rendre le bien « excluable ». C’est ce que font de très grands médias, comme The New York Times ou The Financial Times, en imposant un mur payant. D’autres plus petits médias le font aussi, comme Le Devoir.

Mais la plupart du temps, les médias n’ont pas suffisamment de lecteurs pour rentabiliser un site payant. Ou encore, le mur payant fait baisser le lectorat et donc les consommateurs potentiels touchés par les publicités, ce qui fait reculer les tarifs publicitaires et donc les revenus.

Et par ailleurs, les lecteurs n’ont généralement pas un intérêt suffisamment grand pour payer une somme importante qui rentabiliserait les médias, à moins qu’il s’agisse d’un média hyper spécialisé (lettre financière, bulletin minier, etc.). Pourquoi payer, de toute façon, puisque l’information sera gratuite quelques instants plus tard, d’une façon ou d’une autre, puisqu’elle est sans frontière ?

Bref, « une forme d’intervention pourrait effectivement être justifiée, car l’information est de plus en plus un bien public », explique Michel Poitevin, professeur d’économie à l’Université de Montréal et chercheur au CIRANO.

Même son de cloche de François Colbert, professeur de marketing à HEC Montréal, spécialisé en gestion des arts et de la culture. Selon lui, les médias écrits sont un bien public ou, à tout le moins, leur contenu est souvent d’un grand intérêt public, dont tous bénéficient, souvent gratuitement.

« L’argument de la qualité et de la diversité de l’information dans un pays démocratique me semble une très bonne raison pour que l’État s’en mêle s’il y a péril en la demeure, croit François Colbert. Pour que la démocratie survive, il faut qu’il y ait des sources d’information crédibles et indépendantes, qui font des enquêtes et des analyses sérieuses. »

Une aide publique apparaît économiquement justifiée, donc. Mais de quel niveau et avec quels critères de sélection ? La suite demain.

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