Canada 360

Où est l’Acadie ?

D’aucuns répondront que l’Acadie est sans frontière, n’apparaissant aujourd’hui sur aucune carte. La diaspora acadienne, distribuée de Belle-Île-en-Mer aux îles Malouines, se compterait par millions de personnes et défierait tout effort de cartographie.

Je ne partage pas ce point de vue, qui apolitise la géographie acadienne, pourtant l’objet d’un combat politique continu. C’est ainsi qu’il faut comprendre, par exemple, la bataille que mène actuellement la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse (FANE) visant à créer une « circonscription protégée » pour la communauté acadienne de Chéticamp, située dans l’île du Cap-Breton, à partir de la circonscription majoritairement anglophone d’Inverness. Disons-le autrement : la FANE cherche concrètement à faire inscrire sur une carte (électorale) une région reconnue comme étant acadienne.

Rappelons que la notion de circonscription protégée est, au Canada, unique à la Nouvelle-Écosse. Il s’agit ici de faire épouser les contours d’une circonscription avec celle d’une communauté ethnolinguistique afin d’en favoriser (sans la garantir) la représentation à l’Assemblée législative.

La province compte actuellement quatre circonscriptions de ce type : trois pour les communautés acadiennes d’Argyle, Clare et Richmond, et une pour la communauté afro-néo-écossaise de Preston. Ces circonscriptions ont été créées pour la première fois en 1992. En 2012, le gouvernement du NPD de Darell Dexter (2009-2013) les a abolies. Suivant un jugement de la Cour d’appel de la province, elles furent toutes les quatre rétablies en vue des élections provinciales d’août 2021 – elles y ont d’ailleurs fait élire trois Acadiens et un Afro-Néo-Écossais. En novembre prochain, la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse tiendra des audiences où la FANE défendra la cause de Chéticamp.

De l’extérieur, la géographie de ces communautés acadiennes peut étonner. Argyle et Clare se trouvent dans le sud-ouest de la province, alors que Richmond et Chéticamp se trouvent dans le nord-est du territoire.

Plus globalement, la FANE compte parmi ses membres des organismes régionaux situés aux quatre coins de la province, dont seulement 4 % de la population (environ 37 000 personnes), rappelons-le, ont le français comme langue maternelle. L’origine de la géographie éclatée de la minorité acadienne en Nouvelle-Écosse est bien expliquée dans l’ouvrage de Sally Ross et J. Alphonse Deveau, Les Acadiens de la Nouvelle-Écosse, publié en anglais en 1992. Rappelons-la.

Entre 1604 et 1758, bien qu’essentiellement inhabitée par les Acadiens, Chéticamp était théoriquement une région acadienne. En effet, elle a fait partie de la colonie de l’Acadie de 1604 à 1713, puis de l’Île-Royale (recouvrant l’île du Cap-Breton, l’Île-du-Prince-Édouard et les Îles-de-la-Madeleine) jusqu’en 1758, avant de passer aux mains des Britanniques. La population de l’Acadie coloniale, quant à elle, était surtout concentrée dans ce qui est aujourd’hui l’ouest de la Nouvelle-Écosse et le sud-est du Nouveau-Brunswick.

Entre 1755 et 1763, quelque 6000 Acadiens furent physiquement déportés de la Nouvelle-Écosse. À leur retour, afin de favoriser leur assimilation à la majorité anglo-protestante, les autorités les ont éparpillés dans sept différentes régions de la province, dont Chéticamp, où le premier établissement permanent date de 1782.

La FANE ne demande pas sept circonscriptions protégées acadiennes, mais bien quatre, Chéticamp arborant selon l’organisme une vitalité culturelle et une importance historique similaires à celles de Clare, Argyle et Richmond.

Selon les données de 2016, les francophones de langue maternelle représentaient respectivement 23,0 %, 45,4 % et 63,5 % des électeurs de ces trois circonscriptions. Une circonscription hypothétique à Chéticamp de 5076 personnes pourrait compter sur 37,8 % de francophones.

On rétorquera qu’une telle circonscription serait bien petite et contreviendrait trop sévèrement au principe de parité électorale garantissant l’égalité politique des électeurs. Au Canada, il est vrai que les circonscriptions comptent rarement un nombre d’électeurs inférieur à 75 % de celui de la circonscription moyenne. Des exceptions existent toutefois un peu partout. Au Québec, par exemple, la circonscription provinciale des Îles-de-la-Madeleine (où l’héritage acadien est majeur) compte près de cinq fois moins d’électeurs que la circonscription moyenne, ce qui relativise l’effort politique devant être fourni pour créer une circonscription acadienne à Chéticamp, qui compterait environ trois fois moins d’électeurs que la circonscription néo-écossaise moyenne.

Notons d’ailleurs que la circonscription acadienne d’Argyle ne comptait que 6451 électeurs au moment du découpage électoral de 2019.

Au-delà des statistiques démographiques actuelles, tributaires d’une longue histoire assimilationniste, la communauté acadienne de Chéticamp a un riche patrimoine immatériel, admirablement documenté par un de ses plus illustres fils, le père Anselme Chiasson. Dans Chéticamp, histoire et traditions acadiennes (1961), il rapporte par exemple avoir recueilli plus de 1000 chansons et complaintes chéticantines. Une dame avec qui il a collaboré en connaissait plus de 400 par cœur. Il y a ici un joyau à reconnaître.

En clair, le combat pour une circonscription à Chéticamp apparaît bien légitime. Il illustre aussi le caractère fondamentalement politique et mouvant de la cartographie acadienne. L’Acadie existe ; ce sont aux cartes à s’adapter.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.