Opinion

Les applications de traçage et le micro-ondes de ma grand-mère

En date du 27 mai 2020, selon les données de l’INSPQ, le Québec comptait parmi les « pays » avec le plus haut taux d’infection et de mortalité lié à la COVID-19.

Frédéric Arnould, dans un reportage de Radio-Canada du 14 mai 2020, rapportait que le traçage est une mesure cruciale pour limiter la propagation du coronavirus. Dans le même reportage, Benoît Mâsse, professeur de médecine sociale et préventive à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, indiquait que « la meilleure façon de compenser l’augmentation du nombre de contacts dans la population est non seulement d’effectuer beaucoup plus de tests de dépistage, mais aussi de retracer rapidement tous les contacts des personnes infectées. Il faut que ça soit extrêmement efficace et rapide ».

Or, les autorités de santé publique sont en manque de ressources, l’identification des cas à risque se fait essentiellement à la mitaine, les contacts des personnes à risque, fréquemment par téléphone. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand on m’appelle avec un « numéro masqué » ou inconnu, je ne réponds pas. Mais je lis mes textos. Nous sommes en 2020…

Afin de favoriser le succès de leur déconfinement, plusieurs pays, dont des pays européens, d’ailleurs soumis à la nouvelle réglementation européenne en matière de protection des données personnelles, celle étant considérée comme étant la plus contraignante à l’heure actuelle, encouragent leur population à recourir volontairement à des applications de traçage.

Le dimanche 17 mai, Valérie Pisano et Yoshua Bengio, de l’Institut québécois d’intelligence artificielle Mila, présentaient leur application COVI qui permet notamment à l’utilisateur de connaître son niveau de risques.

Il n’en fallait pas plus pour que la Toile s’enflamme : atteinte possible à la vie privée, attention à l’État qui nous surveillera ou à des acteurs privés qui pourraient faire des profits avec nos informations personnelles, atteinte à la liberté, aucune fiabilité démontrée, etc. Québec solidaire proposait même une Commission parlementaire de deux jours sur le sujet.

Ayant, depuis les trois dernières années, consacré l’essentiel de mes recherches à tenter de déterminer et de comprendre les obstacles liés à l’intégration de l’intelligence artificielle (IA) en santé, je suis fascinée de voir à quel point l’idée même de partager ses données personnelles à des fins de santé publique hérisse les poils même des quasi glabres.

Lors d’une conférence devant un groupe d’étudiants à Montpellier, présentant les avantages de l’IA en santé, j’avais senti cette réticence envers cette nouvelle technologie. J’avais alors posé la question suivante : « Qui accepterait que ses données personnelles soient utilisées pour développer des applications qui permettraient de meilleurs traitements dans le futur, sachant que ces données seraient sécurisées, mais, aussi, sachant que le risque zéro n’existe pas ? » Deux étudiants sur dix-huit se disaient à l’aise. J’ai par la suite demandé : « Qui a des cartes fidélité qui nécessitent la création d’un compte en ligne, qui utilise les médias sociaux, qui utilise Google Map ?  » Dix-huit mains levées. Suivant ce résultat, j’ai demandé : « Qui a lu les notices de confidentialité liées à ces outils numériques ? ». Aucune main levée.

Mais le partage de données, à des fins de santé publique, c’est préoccupant…

Oui pour une commission parlementaire sur le sujet de l’utilisation des données, oui pour un meilleur encadrement de leur utilisation, oui pour une plus grande imputabilité des acteurs, oui pour des lois permettant une juste compensation des victimes, oui pour un organisme indépendant qui pourrait approuver les applications issues de l’IA. Mais oui à une réflexion sur le partage de la donnée lorsque la visée de ce partage est le bien commun.

Manifestement, une telle commission ne peut se tenir sur deux jours, les enjeux sont trop grands et complexes.

Pour l’instant, il faut surtout cesser de faire comme ma grand-mère qui voyait son premier micro-ondes comme un porteur d’ondes dangereuses. Elle y laissait constamment une tasse remplie d’eau pour s’assurer que les ondes y soient absorbées.

L’innovation fait peur. L’innovation comporte des risques, comme tout nouveau médicament, d’ailleurs. Elle est souvent imparfaite. Le temps lui permet souvent de s’améliorer.

Il faut toutefois savoir gérer les risques dans un contexte d’urgence. Pour l’instant, compte tenu du contexte d’urgence, que cela nous plaise ou non, il faut faire confiance à nos décideurs publics qui consultent différents experts indépendants. J’ai confiance que ces derniers n’appuieront que les applications qui requièrent un nombre limité de renseignements personnels et qu’ils exigeront des notices de confidentialité qui soient intelligibles pour l’usager. J’ai confiance qu’ils nous laisseront la liberté de les utiliser ou non.

Et si jamais la peur vous prend au ventre, ne téléchargez ni une application de traçage pour la COVID-19 – ni toute autre application d’ailleurs – avant que nos lois ne soient révisées…

* Mélanie Bourassa Forcier est aussi directrice des Programmes de droit et politiques de la santé et chercheuse Fellow au CIRANO.

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