« J’étais obligé de faire ce que le patron me demandait »

Les travailleurs étrangers temporaires ayant un permis « fermé » sont liés à un seul employeur. Quatre travailleurs latino-américains ont décidé de contester ce qu’ils qualifient de traitement abusif dans une entreprise de Salaberry-de-Valleyfield.

UN DOSSIER DE SUZANNE COLPRON

Des travailleurs temporaires affirment avoir été exploités

D’après son contrat, il devait travailler 40 heures par semaine, du lundi au vendredi, et être payé 18 $ l’heure. Mais il affirme s’être retrouvé à travailler 12 heures par jour, sept jours sur sept, à 10 $ l’heure – bien en dessous du salaire minimum.

Son contrat précisait qu’il était soudeur. Mais ça aussi, c’était faux.

Juan Barahona Madrid, 29 ans, est l’un des quatre travailleurs temporaires latino-américains recrutés par Finex, une entreprise de fibrociment de Salaberry-de-Valleyfield, qui ont engagé diverses actions contre leur ancien employeur.

Leur histoire, révélée par le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTTI) dans le cadre d’une récente conférence de presse, lève le voile sur la précarité et la vulnérabilité de certaines catégories de travailleurs temporaires, et aussi sur la méconnaissance des mécanismes pour leur venir en aide.

Ces employés, qui ont frappé à plusieurs portes, sont en attente de résultats à la suite de ces démarches.

Ils ont accumulé des éléments d’information visant à étayer leurs affirmations, que La Presse a consultés.

Dans un dossier, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), après avoir fait enquête, a retenu la version du travailleur. Elle réclame à Finex le paiement de 33 000 $ en sommes dues à l’employé. Une décision que l’employeur, qui nie en bloc les faits qui lui sont reprochés, compte contester devant le Tribunal administratif du travail, qui ultimement déterminera si une indemnité doit être versée, et son montant.

Les quatre travailleurs sont Juan Barahona Madrid et son frère Carlos, 39 ans, du Honduras, David Davalos, 35 ans, du Mexique, et Daniel Morales, 36 ans, lui aussi du Mexique.

Leurs conjointes ont aussi travaillé pour Finex, en Montérégie, tout comme la fille de M. Morales, âgée de 17 ans.

Leurs reproches portent sur le nombre d’heures qu’ils ont dû travailler, sur le salaire qui leur a été versé – en dessous du salaire minimum et très en dessous de ce qui leur avait été promis – et sur les sommes qu’ils ont dû payer pour rembourser les frais liés à leur recrutement. Ils affirment, en outre, avoir fait l’objet de menaces et de harcèlement.

« J’étais obligé de faire ce que le patron me demandait », explique Juan Barahona Madrid, dans un assez bon français.

« Le patron disait qu’il allait annuler mon permis de travail et m’expulser dans mon pays si je ne le faisais pas [ce qu’il demandait]. »

— Juan Barahona Madrid

« Il nous a forcés à lui rembourser une partie du salaire en argent comptant », ajoute-t-il, en montrant un reçu de retrait au guichet de 860 $.

Le stratagème utilisé par l’employeur, selon les quatre travailleurs, consistait à verser le salaire qu’il s’était engagé à payer dans les contrats d’emploi, puis à exiger un remboursement en argent comptant d’une partie de la somme versée.

« C’est un mensonge épouvantable »

Le propriétaire de Finex, Helios Munoz, 67 ans, conteste fermement ces accusations, y compris les menaces d’expulsion.

« On a soumis à la CNESST et à Service Canada toutes les preuves de paiement, tous les relevés de paie, tous les dépôts qu’on a faits dans leurs comptes à la banque, les contrats », a-t-il déclaré à La Presse.

« Je suis mexicain. Je suis arrivé ici il y a 42 ans. J’ai travaillé très fort toute ma vie. Si quelqu’un est dans une position de comprendre la situation des personnes que j’ai engagées, c’est moi. J’ai commencé exactement comme ça. Je suis très, très déçu de la façon dont ces personnes sont en train de salir l’image de ma compagnie. »

— Helios Munoz, propriétaire de Finex

Lorsque La Presse l’a questionné sur le remboursement en argent comptant, il s’est exclamé : « C’est un mensonge épouvantable ! Moi, je vous le dis, si quelqu’un peut se mettre dans leurs souliers, c’est moi. »

Il a également nié que des travailleurs devaient commencer leur quart à 3 h du matin et travailler sept jours sur sept.

« Notre atelier est dans un milieu résidentiel à Salaberry-de-Valleyfield, a-t-il dit. La Ville de Salaberry-de-Valleyfield nous interdit de commencer à travailler avant 7 h le matin. On ne peut pas faire de bruit. C’est inconcevable. Notre horaire de travail, c’est de 7 h à 15 h 30. »

Ce sera évidemment aux instances appropriées de trancher entre ces versions opposées, mais lors de notre passage sur le site, l’entreprise était toujours en activité à 17 h. « On a des personnes à l’expédition qui travaillent jusqu’à 16 h, 16 h 30, a reconnu M. Munoz. Dix-huit heures, c’est très rare. »

En outre, les feuilles de temps des employés consultées par La Presse, tout comme la réclamation de la CNESST, indiquent que les heures travaillées dépassaient largement les horaires fournis par M. Munoz.

La Gendarmerie royale du Canada (GRC), Service Canada et la CNESST ont ouvert des enquêtes.

De son côté, le propriétaire a lancé une pluie de poursuites contre ses quatre ex-employés. « Je les ai amenés à la Cour des petites créances parce qu’ils n’ont jamais remboursé les billets d’avion. Je les poursuis pour bris de contrat et non-paiement d’une dette », a-t-il précisé.

Ces procédures illustrent la détérioration du climat au sein d’un groupe de Latino-Américains à Salaberry-de-Valleyfield, où les relations se sont envenimées sur fond de tensions familiales. Johanna Barahona Madrid, sœur de Juan et de Carlos, vit au Québec depuis 13 ans avec son mari, Diego Gomez Muñoz, qui est le neveu du propriétaire de Finex.

Avis de la CNESST

« J’ai porté plainte à la CNESST parce qu’il y avait beaucoup d’abus de la part du patron, affirme David Davalos, qui a travaillé pour Finex de juin 2022 à janvier 2023. Beaucoup de choses écrites dans mon contrat n’étaient pas vraies. »

La CNESST considère que l’entreprise avait effectivement recouru aux pratiques dénoncées par M. Davalos.

Dans sa réclamation, datée du 21 juin, elle détaille le nombre d’heures travaillées par semaine, et le nombre d’heures payées au travailleur. Le nombre d’heures travaillées dépasse presque toujours les 40 heures payées, et atteint souvent 70 heures, voire 80 heures.

La CNESST constate que le salaire versé a été de 10 $ l’heure, sans prime d’heures supplémentaires, sans jours fériés payés ni congés annuels. La Commission conteste également le droit de l’employeur de réclamer plus de 3000 $ à titre de « frais reliés à l’emploi ».

Le montant total de la réclamation à Finex dépasse 33 000 $.

Une telle réclamation de la CNESST ne constitue pas une décision exécutoire à l’encontre de l’employeur. Celui-ci peut la contester, et le Tribunal administratif déterminera ensuite si l’entreprise doit payer, et combien.

« Profiteurs »

Les trois autres employés, Juan Barahona Madrid, Carlos Barahona Madrid et Daniel Morales, ont quitté Finex le 12 mai dernier. Ils ont aussi déposé des plaintes à la CNESST et soutiennent qu’ils ont été congédiés.

De son côté, M. Munoz affirme que ces travailleurs ont quitté son entreprise d’eux-mêmes.

« Je me sens très mal parce qu’à la fin de la journée, c’est du monde qui abuse du système, a-t-il dit. Ils trouvent une façon très habile d’immigrer illégalement ici. »

« Ils ne sont pas des victimes, a-t-il ajouté. Ce sont des profiteurs. »

Cependant, le 1er août, Immigration Canada leur a délivré un permis de travail ouvert pour les travailleurs vulnérables, leur permettant de rester sur le territoire et de trouver un nouvel emploi. Ce permis est accordé à des « travailleurs migrants qui possèdent un permis valide lié à un employeur donné et qui sont victimes de violence, ou qui risquent de l’être, dans le cadre de leur emploi au Canada », précise le Ministère.

Des soudeurs qui n’en sont pas

David Davalos, Daniel Morales, Juan et Carlos Barahona Madrid ont été admis au Québec dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires à titre de soudeurs.

Leur permis était « fermé », c’est-à-dire que leur droit de travailler au Canada était lié à l’employeur qui avait fait la demande : Finex. Ils devaient travailler pour cet employeur pour la durée précisée sur leur permis.

Pour avoir le droit de travailler ailleurs, ils devaient demander un nouveau permis de travail, fermé lui aussi, lié à un autre employeur, selon Immigration Canada. Seuls les titulaires d’un permis ouvert peuvent changer d’emploi pendant la période de validité de leur permis de travail.

Cependant, il existe un mécanisme pour les travailleurs qui connaissent des difficultés avec leur employeur. Depuis juin 2019, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) peut accorder un permis de travail ouvert pour les travailleurs vulnérables, valide au maximum 12 mois. Ce permis est destiné aux travailleurs maltraités, victimes de violence ou à risque de subir de la violence dans le cadre de leur emploi au Canada.

C’est ce que les employés de Finex ont obtenu le 1er août.

Normalement, le délai de traitement d’une demande pour un tel permis est très court : cinq jours ouvrables.

« Les autorités vont généralement délivrer le permis avant d’avoir conclu l’enquête, qui peut prendre de longs mois, explique l’avocate Natacha Mignon, du cabinet Immétis, spécialisée en immigration. C’est une protection intéressante pour les travailleurs. »

David Davalos a fait une première demande de permis de travail ouvert pour les travailleurs vulnérables en décembre 2022, après avoir déposé une plainte auprès de la CNESST. « Immigration Canada a déterminé que je ne subissais pas de violence et que je n’étais pas en danger », dit-il.

M. Davalos et ses trois ex-collègues ont fait une nouvelle demande en mars, à laquelle ils disent ne pas avoir eu de réponse. Puis, ils ont refait une demande le 28 juillet, qui a débouché sur la délivrance rapide des permis.

« Les tâches ont changé »

Le nouvel emploi que ces travailleurs pourront maintenant trouver au Québec ne sera pas le même que celui qui figurait sur leur permis initial : soudeur. Officiellement, ces Latino-Américains ont été embauchés comme soudeurs, même si aucun d’entre eux n’exerçait ce métier et même si Finex n’avait pas besoin de soudeurs lorsqu’ils sont arrivés au pays.

Mais pourquoi Finex, une entreprise fondée il y a 25 ans, a-t-elle alors déclaré avoir besoin de soudeurs ?

MMignon note que ce métier a une particularité : il figure sur la liste des emplois admissibles au traitement simplifié. « L’entreprise n’a pas besoin de prouver qu’elle n’a pas réussi à recruter localement », précise-t-elle.

Le propriétaire de Finex, Helios Munoz, admet que cela permettait de réduire les délais. « Pour amener un travailleur qualifié ici, ça prend deux ans, deux ans et demi, affirme-t-il. Avec la pandémie, ça prenait près de trois ans et demi. »

Il assure qu’au moment où il a fait la demande, il avait besoin de soudeurs, mais que les activités de l’entreprise ont été touchées par la pandémie. « Les tâches ont changé, a-t-il soutenu. Donc, on utilisait les employés pour appliquer des finitions de peinture sur les panneaux. »

Mais dans tous les cas de figure, la catégorie d’emploi associée à un permis de travail temporaire entraîne des obligations. Les conditions de travail et le salaire offerts par l’employeur doivent être équivalents à ceux offerts à un Québécois pour un emploi similaire. Par exemple, pour un poste de soudeur, il faut payer 20 $ l’heure, plus que le taux général du salaire minimum, qui est de 15,25 $.

« C’est une façon de protéger les travailleurs étrangers en disant aux employeurs qui recrutent : “Oui, il y a un salaire minimum dans la province.” On ne peut pas payer un travailleur moins que le salaire minimum pour qu’il arrive ici. »

— MNatacha Mignon, avocate spécialisée en immigration

« Mais en plus, on établit le salaire minimum par professions, pour s’assurer que le travailleur étranger soit payé à un salaire qui est cohérent avec la profession qu’il va exercer », poursuit MMignon.

Sanctions pécuniaires

Que risque l’employeur s’il est reconnu coupable des faits qu’on lui reproche ?

Il risque d’abord de devoir payer les sommes réclamées par la CNESST si le Tribunal administratif du travail tranche en faveur des employés.

Et s’il est jugé « non conforme » par le fédéral, ce qui signifie qu’il ne respecte pas ses responsabilités, par exemple s’il n’a pas payé le salaire convenu, l’employeur s’expose à des sanctions pécuniaires, selon Immigration Canada.

Le montant des pénalités est basé sur la taille de l’entreprise et le type de violation. Pour une entreprise de moins de 100 employés, les sanctions vont de 500 $ à 15 000 $. Pour les plus grandes, elles peuvent atteindre 50 000 $.

Les employeurs irresponsables peuvent aussi se voir interdire d’embaucher de nouveaux travailleurs étrangers temporaires pour un certain temps, voire pour toujours.

« Quand on regarde la liste des employeurs qui ont été jugés non conformes, on est souvent soit dans le domaine de la restauration, soit dans le domaine de la construction », signale MMignon, dont la clientèle est surtout composée d’employeurs.

L’avocate ajoute que des situations d’abus comme celles qu’ont dénoncées des travailleurs de Finex, si elles s’avèrent fondées, ne sont pas monnaie courante. « Sur les centaines de dossiers qu’on fait, ce n’est pas des cas qu’on voit. C’est très rare », assure-t-elle.

Viviana Medina, coordonnatrice au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTTI), un organisme de défense des droits du travail des immigrants, estime quant à elle que ces situations sont « malheureusement » plus fréquentes qu’avant.

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