Société

Enfants déracinés, parents épuisés

« Le besoin est criant. Vraiment criant. »

Au bout du fil, on perçoit bien la fatigue dans la voix de Danielle Coulombe.

Danielle est la maman de Victoria, une fillette de 7 ans qui a l’air d’un petit ange, mais qui requiert une attention et un encadrement constants.

À l’école, Victoria est dans une classe de huit élèves, spécialisée en soutien au comportement. La petite a un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) assorti d’un trouble de l’opposition avec provocation et anxiété. La gestion des émotions représente un défi énorme pour elle.

Du jour au lendemain, sans préavis ni préparation, et sans aide, surtout, ses parents doivent s’occuper d’elle sept jours sur sept… tout en continuant à travailler.

Danielle Coulombe, qui fait du télétravail, s’estime privilégiée de travailler pour un employeur compréhensif et empathique (elle est gestionnaire de dossiers d’invalidité pour Croix Bleue Medavie). Car elle est épuisée. Victoria, en perte de repères, est anxieuse, ce qui amplifie ses comportements opposants.

« À l’école, elle a une enseignante et une technicienne en éducation spécialisée qui l’accompagne toute la journée. Et il y a le service de psychologie et de psychoéducation qui chapeaute tout ça, énumère Danielle Coulombe. Ils sont stimulés, ils ont des activités, ils bougent. Mais à la maison, ce n’est pas évident pour ces petits poux-là… »

Victoria cherche constamment, « mais constamment » l’attention de sa mère.

« Je devais la quitter quelques minutes, le temps de faire un appel à un assuré, dit-elle. Je n’étais plus à côté d’elle, alors elle a décidé de mettre du vernis à ongles partout sur la table d’acacia et de s’essuyer les mains sur le divan en cuir blanc. Elle était fâchée que je ne sois pas à côté d’elle. Ça se manifeste souvent comme ça. »

Parents laissés à eux-mêmes

Lorsque les écoles et les garderies ont fermé, il y a cinq semaines, les parents d’enfants à besoins particuliers se sont bien souvent retrouvés sans services. De nombreuses familles étaient soutenues par des professionnels de l’école, de la garderie ou d’un CISSS, indique Marie-Ève Brunet Kitchen, directrice générale de la Fédération québécoise des organismes communautaires Famille (FQOCF).

« Une grande partie de ces services-là, pour le moment, sont totalement absents », explique-t-elle.

« On se retrouve avec nombre de parents qui ne se sentent pas à la hauteur, qui se sentent dépassés. Certains vivent des situations de grande détresse. Ça touche l’autisme, le TDAH, la douance, les troubles de l’opposition… »

— Marie-Ève Brunet Kitchen

La FQOCF et la LigneParents viennent de mettre sur pied Priorité Parent, un service d’accompagnement et de soutien téléphonique pour toute famille qui en a besoin. Les parents peuvent être dirigés vers un organisme communautaire Famille de leur région, qui offrira aussi une écoute bienveillante au téléphone. « On ne peut pas remplacer le professionnel, mais on peut faire en sorte que le parent se sente moins seul », indique Marie-Ève Brunet Kitchen.

Danielle Coulombe a entamé un suivi téléphonique avec le CLSC. Mais ce dont elle a réellement besoin, dit-elle, c’est de soutien à la maison. Du coaching parental, elle en a fait autant comme autant.

« J’ai hâte que le gouvernement fasse quelque chose pour soutenir les enfants à besoins et leurs parents, dit la résidante de Laval. Peut-être une aide financière pour payer une nounou. Avec le confinement, je ne sais pas comment on pourrait procéder, mais clairement, les parents ont besoin d’aide. Ils sont laissés à eux-mêmes. C’est très, très difficile. »

Caroline Thibault, maman de Mélia-Rose, 9 ans, est aussi à bout de souffle. Mélia-Rose a une trisomie 21 et un diabète de type 1 insulinodépendant, ce qui nécessite beaucoup de soins. À l’école, la petite a toujours un préposé à ses côtés pour gérer son diabète. Mélia-Rose a aussi un trouble de l’opposition et un retard de développement moteur. « Ça va relativement bien, mais c’est moi qui en paie le prix, résume sa mère, qui fait du télétravail pendant que son conjoint travaille à l’extérieur pour un service essentiel. Je m’en occupe 24 heures sur 24, tout le temps. Je n’ai pas de répit. »

Le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, a dit au réseau TVA la semaine dernière que Québec souhaite constituer des équipes d’intervenants « protégés » pour donner du répit à domicile aux enfants à besoins particuliers. Qui aurait droit à cette aide ? Pourquoi est-ce si long avant qu’elle n’arrive ? Au Cabinet, on indique que « tout est en train d’être attaché » et que des nouvelles viendront « dans les prochains jours, prochaines semaines ». Québec regarde aussi l’option de bonifier le chèque emploi-service pour permettre d’avoir de l’aide à domicile. À l’heure actuelle, pour limiter la propagation du virus, seuls les services de répit à domicile jugés « essentiels » (en cas d’épuisement du parent ou autre proche aidant, par exemple) sont maintenus.

Quant au milieu de l’éducation, des enseignants ont pris l’initiative personnelle de soutenir les petits à distance. Victoria participe chaque matin à une rencontre virtuelle avec son enseignante, sa technicienne en éducation spécialisée et ses camarades de classe. Le but : maintenir le contact et les acquis. « C’est vraiment à leur honneur », dit Danielle Coulombe.

Le rôle de l’école

Matthieu Décoste et Claudia Beauchemin sont les parents de Manuel, un enfant neurotypique de 10 ans, et de Leïla, 13 ans, qui présente une déficience intellectuelle légère et une dyspraxie sévère.

Leïla a reçu un appel de son enseignante ces derniers jours, ce qui lui a fait grand plaisir. Dès sa fermeture, l’école spécialisée que Leïla fréquente a aussi envoyé une série de liens vers des ressources académiques. Les professeurs transmettent aussi un programme de travail personnalisé.

Matthieu et Claudia font de leur mieux pour bâtir un horaire rassurant et structurant pour leurs enfants (incluant des périodes d’autonomie), mais ils sentent leur grande fille déboussolée. Tous les spécialistes qui l’encadraient ne sont plus là, toutes les activités qui rythmaient ses semaines ont été annulées. Ses parents, qui doivent faire du télétravail à travers tout ça, se sentent épuisés.

« Leïla n’a pas l’air bien, elle est anxieuse, constate Matthieu Décoste. On essaie de trouver des activités amusantes en famille. On n’est pas du tout en mode pression. Mais il manque assurément un ingrédient, qui est l’aspect social. »

« L’école, poursuit Claudia Beauchemin, ce n’est pas juste un lieu d’apprentissage académique : c’est leur milieu de vie, leur milieu social, l’apprentissage de l’autonomie et de la vie en société. C’est une épine dorsale. Le fait d’en être privé, ça les déboussole. »

Leïla fait souvent des crises. Elle se fâche contre son petit frère quand ce dernier ne répond pas immédiatement aux demandes de ses parents. Et quand elle se fâche, c’est souvent le petit qui reçoit les coups. « Il a 10 ans, mais on lui demande une grande maturité, dit son père. Des fois, il va dehors faire de la trottinette avec sa sœur. Il est capable de tourner ça drôle pour qu’elle s’amuse. Il est incroyable. »

Matthieu Décoste réalise le rôle fondamental que l’école joue auprès des enfants à défis. « Quand ça arrête, c’est vraiment éprouvant, car tout repose sur nos épaules. »

Parce qu’il y a toujours des exceptions…

Charles a un TDAH et une douance, ce qui est loin d’être un passeport vers un parcours scolaire harmonieux. Or, le confinement lui va plutôt bien, confie sa mère, Julie Lacroix, presque gênée d’en parler. Charles fréquente en temps normal une école alternative. « Présentement, il est en haut en train de faire une recherche sur les Juifs orthodoxes, parce qu’il en a vu un et qu’il veut comprendre, dit-elle. On dirait que, quand on le sort du cadre de l’école, où c’est contraignant, où il a des difficultés de comportement, il devient un autre Charles. Il est vraiment autonome dans ses apprentissages [sa mère lui a aussi acheté des cahiers d’exercices] et il a même la volonté d’aider sa cousine en faisant du tutorat. Moi, ça me jette à terre ! »

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