Chronique

L’hôpital psychiatrique à ciel ouvert (2)

Drame épouvantable : un individu en perte de contact avec la réalité se lance dans une cavale meurtrière. À la fin, deux morts, plusieurs blessés.

Québec, samedi soir ?

Non.

Montréal, fin novembre 2016 : Frédérick Gingras, en psychose, s’est lancé dans une cavale meurtrière avec une arme. À la fin, deux morts, des blessés et plein de gens chanceux d’être encore en vie. Le jeune homme fuyait le diable.

Sa mère avait témoigné de l’enfer qu’elle vivait à tenter d’aider son fils. Arrestations, prison, les portes tournantes en psychiatrie, des juges qui lui ordonnent de prendre des médicaments qu’il ne prend pas, le diable qu’il voyait partout, même dans le visage de sa mère…

Et finalement, deux semaines après avoir plaidé coupable à des accusations de violence, avec un sermon de la juge pour qu’il se soigne, cette cavale psychotique dans l’est de Montréal… Deux morts.

Je cite cette pauvre mère, dans une entrevue avec La Presse : « Mon fils est malade. Il devrait être en institution depuis longtemps. Ce n’est pas normal de l’avoir laissé dehors. »

Ce n’est pas normal, mais c’est parfaitement normal dans la logique du système médico-judiciaire. Gingras était une bombe à retardement, ce qu’il a causé était écrit dans le ciel.

C’est pour ça que je suis étonné de toute la mobilisation en marge du massacre de Québec : je suis étonné que tant de gens soient étonnés.

***

Quand il a annoncé l’injection de 100 millions en santé mentale lundi, le ministre délégué Lionel Carmant est resté lucide : il ne sait pas si des services assurés par ces 100 millions auraient pu prévenir la cavale meurtrière de ce désaxé armé d’un sabre.

C’est une réponse honnête. Il n’y a pas de risque zéro. Le ministre a beaucoup parlé de soins psychologiques, dans son annonce de lundi. Mais les Frédérick Gingras et Carl Girouard de ce monde n’ont pas besoin de services de psychologues. On est dans le registre de la psychiatrie.

Et du cash, bien sûr. Il faut ouvrir des lits pour garder les gens quand ils sont en crise. On ne me fera jamais avaler que si les psychiatres disposaient de plus de lits, ils ne garderaient pas plus de patients. C’est sûr que le manque de lits a une influence sur le diagnostic.

On est aussi dans le coffre à outils dont disposent les policiers quand ils reçoivent un signalement pour une personne en proie à un comportement menaçant causé par des troubles de santé mentale.

Que peut faire la police quand on lui signale un tel comportement ? La réponse est souvent : pas grand-chose. Il faut que les menaces soient spécifiques ou que la personne passe à l’acte.

Un exemple : Suzanne Desjardins, 57 ans, présumément tuée par son fils, l’été dernier. Celui-ci était malade, se prenait pour un soldat russe, il avait déjà été jugé criminellement non responsable…

Mme Desjardins est allée à la police, elle trouvait son fils menaçant : il voulait faire des lancers de couteaux dans la maison.

La police a dit à Mme Desjardins qu’on ne pouvait pas l’aider.

Vingt-quatre heures plus tard, elle était morte.

Je cite Mme Desjardins, sur Facebook, dans un message écrit en 2018 et qui rappelle le cri du cœur de la mère de Frédérick Gingras cité plus haut : « J’ai tout sacrifié pour m’occuper de mon fils. Aucune aide du gouvernement. Plutôt le contraire ! Que des coupures dans les services. J’en ai-tu versé des larmes de désespoir, vous pensez ? Je ne souhaite ça à personne. Un vrai cauchemar. »

Maintenant, parlons de Radoslav Guentchev, 30 ans, principal suspect dans une affaire épouvantable survenue l’été dernier à Brossard. Guentchev a pris une voiture et il a foncé sur deux personnes, un cycliste et une joggeuse. Au hasard. Il était « en crise », a dit la police.

En 2013 et en 2017, Guentchev avait été déclaré non criminellement responsable dans deux affaires criminelles. Puis, la Commission d’examen des troubles mentaux l’a déclaré non dangereux en février 2019… Un an et demi plus tard, il était accusé d’avoir tué deux innocents…

Oups.

Je vous raconte tout ça pour vous dire que je ne comprends pas que tout le monde allume soudainement, après la tragédie de Québec. Les trois histoires que je viens de relater sont trois histoires parmi des dizaines qui font la manchette, chaque année. Des gens qui ne vont pas bien dans leur tête depuis longtemps et qui agressent un passant, une proche. Souvent, il y a des blessés.

Des fois, un mort.

Ou deux.

Oups.

***

Qu’est-ce qui a changé cette fois-ci avec la tuerie de l’Halloween, qu’est-ce qui a à ce point frappé l’imaginaire public pour que nos élus convoquent une conférence de presse afin de dire leur désarroi ?

J’ose une explication un peu brutale, j’en conviens…

C’est la manière dont le type a commis ses meurtres. Le déguisement médiéval, je veux dire, le sabre japonais, en marge de l’Halloween…

Oui, la manière. La manière nous a consternés.

Mais mourir de coups de couteau, mourir d’un char lancé sur soi, mourir de coups de feu, c’est comme mourir à coups d’épée de samouraï : c’est mourir quand même.

Et ça fait des années que des innocents meurent à coups de couteau, sous les balles, à coups de bâton ou de poing, parce que des gens malades ne sont pas internés et soignés de force, parce que la Commission d’examen des troubles mentaux les juge « non dangereux », parce que personne n’écoute les proches qui disent « il va exploser », parce que ça fait des années que des juges pensent qu’on peut raisonner des malades qui se pensent menacés par le diable…

La différence, ce coup-ci, c’est que le gars a pris une arme inhabituelle, par un soir où on joue à se faire peur.

Mais y a rien de nouveau dans ça, les fous qui tuent parce qu’ils sont terrorisés par ce qui se passe dans leur tête, non, rien de nouveau du tout.

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