T’es où, Canada ?

Sur la dernière photo que Leïla a reçue de son frère Youssef, on le voit avec un bébé collé contre lui, sous son manteau. Une adorable petite fille, tuque fuchsia enfoncée sur la tête, souriante. La fille de Youssef. La nièce de Leïla. Canadienne en principe. Poussière de Daech dans les faits.

Leïla Sakhir est une Montréalaise de 37 ans. À l’été 2014, son petit frère Youssef s’est joint au groupe armé État islamique (EI) en Syrie.

Comment ce Québécois d’origine marocaine a pu en arriver à se joindre à une organisation terroriste ? C’est la question que posait en 2017 l’excellent documentaire T’es où, Youssef ?, récompensé par quatre prix Gémeaux.

On y suivait la quête du journaliste et chroniqueur Raed Hammoud, qui avait connu Youssef à l’adolescence, sur les bancs du Collège Stanislas, à Montréal. Ils s’étaient liés d’amitié avant de se perdre de vue.

Un jour, en lisant le journal, Raed a appris avec stupeur que son ami était allé rejoindre l’EI. Il a tenté de comprendre comment il avait pu grossir les rangs d’un groupe qui représente tout ce qu’il y a de plus noir dans l’humanité. Et on comprend en regardant le documentaire, sensible, nuancé et profondément humain, qu’il n’y a pas de réponse simple à cette question.

T’es où, Youssef ? demandait le film en 2017. Trois ans et demi plus tard, le bouleversant documentaire Les poussières de Daech, du réalisateur Gabriel Allard Gagnon, qui sera présenté à Télé-Québec le 2 septembre, offre une réponse funeste à cette question. Un matin de janvier 2019, Leïla a reçu des textos de sa belle-sœur lui annonçant le pire. Youssef était mort, à la suite de bombardements dans le village de Baghouz, en Syrie, où les combattants de l’EI avaient été pris en étau.

Qu’allait-il arriver à la nièce de Leïla coincée dans un camp de réfugiés au nord-est de la Syrie dans des conditions inhumaines ? Que pouvait-elle faire pour aider cette enfant, qui n’avait évidemment pas choisi de naître de parents djihadistes ? « Je me sentais totalement impuissante. »

L’urgence de surmonter ce sentiment d’impuissance est devenue le point de départ du film Les poussières de Daech.

Leïla ne savait pas exactement quoi faire. Mais elle savait que ne rien faire n’était pas possible. « Je recevais des nouvelles de ma belle-sœur, dans un état de grande détresse, qui me disait qu’elles n’avaient rien à manger, qu’elles n’avaient plus rien… »

C’est ainsi que, fin novembre 2019, Leïla a décidé de partir en Syrie avec Raed Hammoud et une équipe de tournage dans l’espoir de retrouver sa nièce. Une mission risquée. Et s’il lui arrivait quelque chose ? « J’ai eu un moment de panique intérieure. J’ai moi-même deux filles. Je me disais : en voulant sauver ma nièce, je ne voudrais pas priver mes propres filles de leur mère. Quand je leur ai dit au revoir pour aller à l’aéroport, c’était très difficile, très émotif. »

Porté par le témoignage courageux et poignant de Leïla, Les poussières de Daech donne un visage humain à un enjeu impopulaire. Quel sort réserver aux enfants canadiens de présumés djihadistes ? Pourquoi le Canada, contrairement à plusieurs autres pays qui ont rapatrié leurs ressortissants, ne fait-il rien pour ces enfants qui vivent dans des conditions horribles ?

Après nous être demandé « T’es où, Youssef ? », la question qui nous brûle les lèvres en voyant ce film est : « T’es où, Canada ? Tu fais quoi pour ces enfants ? »

Si les États-Unis de Donald Trump rapatrient leurs citoyens, comment expliquer que le Canada n’y arrive pas ? se demande Raed Hammoud. Pourquoi traite-t-on ces gens comme des poussières que l’on se contente de balayer sous le tapis ? « Donald Trump, c’est pas un humanitaire ! Je n’arrive toujours pas à comprendre que le Canada, avec toute sa réputation, ne prend pas au moins la peine d’examiner ces cas-là. »

En tentant d’obtenir de l’aide du gouvernement canadien pour rapatrier sa nièce, Leïla a reçu une fin de non-recevoir du ministère de la Sécurité publique. « Nous condamnons les gestes horribles et lâches de Daech », lui a-t-on répondu en précisant que le Canada n’avait aucune obligation de faciliter le retour de sa nièce et de personnes dans sa situation.

Une réponse hors sujet qui a rappelé à Leïla qu’elle était bien seule dans sa quête. « Nous aussi, on les condamne, ces actes-là. Ce n’est pas parce qu’on cherche à les ramener qu’on ne les condamne pas. Ce n’est pas de ça qu’on parle ! »

L’inaction du Canada lui apparaît comme une aberration. Difficile de conclure autre chose lorsqu’on prend connaissance du rapport dévoilé le 29 juin dernier par l’organisme international Human Rights Watch (HRW). HRW y accuse le Canada d’avoir abandonné ses citoyens ayant des liens présumés avec le groupe armé EI et de ne pas respecter ses obligations internationales en matière de droits de la personne. Il réclame le rapatriement « de toute urgence » de 47 Canadiens, dont 26 enfants, détenus dans des conditions « inhumaines » en Syrie en tant qu’anciens membres de Daech.

Si le rapatriement est une « patate chaude » sur le plan politique, ça reste la meilleure chose à faire, explique dans le film David Morin, codirecteur de l’Observatoire sur la radicalisation et l’extrémisme violent. Le risque pour le Canada est moins important de rapatrier les femmes et les enfants qui vivent dans le même chaos que la nièce de Leïla que de faire semblant qu’ils n’existent pas. « Ce n’est pas juste un acte qui est destiné à sauver cet enfant-là. C’est un acte qui est destiné aussi à réaffirmer les valeurs libérales de l’Occident face aux terroristes djihadistes. Si on sauve cette petite, on se sauve nous-mêmes. »

Au bout de sa quête inachevée dont je vous laisse découvrir les rebondissements, Leïla se demande de quoi Ottawa a peur au juste. « Est-ce qu’on pense que le terrorisme se transmet dans les gènes ? »

Le gouvernement canadien a-t-il l’intention de s’occuper de ces enfants ?

J’ai posé la question à Affaires mondiales Canada. Réponse reçue par courriel :

« Le gouvernement du Canada est au courant que des citoyens canadiens sont détenus en Syrie, et est particulièrement préoccupé par les cas des enfants canadiens en Syrie. 

« Compte tenu de la situation sécuritaire sur le terrain, la capacité du gouvernement du Canada à fournir une aide consulaire dans l’ensemble de la Syrie est extrêmement limitée. Nous avons communiqué avec les responsables kurdes syriens pour obtenir des renseignements sur les Canadiens sous leur garde. »

Il y a urgence, rappelle Leïla, qui espère que le documentaire pourra contribuer à un éveil des consciences et susciter plus que ce genre de réponse vague. « Le film est un appel à l’humanité qu’il y a en chacun de nous et qui, j’espère, est encore là pour le Canada et ses politiciens. J’aimerais bien que Justin Trudeau le voie. Peut-être que ça va lui faire voir une réalité qu’il ne soupçonne même pas. »

La réalité crève-cœur d’enfants qui vivent sous une tente depuis leur naissance, dans des conditions qui compromettent leur sécurité, leur santé, leur développement et leur dignité. « Il y a des enfants qui souffrent en ce moment. Peu importe ce que leurs parents ont fait, eux, ils n’ont rien choisi. C’est totalement injuste qu’à 2 ans, ma nièce ait connu la guerre, qu’elle n’ait jamais eu de maison, pas de souliers pour faire ses premiers pas… »

On n’accepterait jamais une telle situation pour des enfants canadiens vivant ici. Il n’y a aucune raison de l’accepter pour ces enfants devenus poussières.

Le mardi 1er septembre à 20 h, Télé-Québec présentera T’es où, Youssef ? Le mercredi 2 septembre, à 20 h, Télé-Québec présentera Les poussières de Daech.

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