Droit de la famille

Ménage à trois... parents

Angle mort du droit de la famille, le statut de parent au sein d’une relation polygame s’est retrouvé devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique

Parce que ses parents forment un ménage à trois, Clarke aura deux mères et un père, vient de trancher une juge de la Colombie-Britannique.

Quand Olivia (tous les prénoms du jugement sont fictifs pour préserver l’anonymat des parties) est tombée amoureuse de Bill et d’Eliza en 2017, elle savait qu’ils étaient en train d’essayer de concevoir un enfant.

En 2018, Eliza devient enceinte. Dès lors, le trio s’entend sur le fait qu’Olivia sera, comme les deux autres, parent à part entière.

C’était sans compter sur le procureur général de la Colombie-Britannique, qui s’y oppose aussitôt.

Dans certaines circonstances, lors d’une procréation assistée, le procureur général reconnaît que la loi autorise la reconnaissance de plus de deux parents. Rien de tel n’a été prévu en cas de relations polygames, fait-il valoir, ajoutant que le statut de tutrice siérait tout aussi bien à Olivia.

« Je ne suis pas de cet avis, écrit la juge Sandra Wilkinson dans sa décision. Il y a des différences claires et tangibles entre le rôle de parent et celui de tuteur […]. Être déclaré parent vient avec une reconnaissance symbolique de sa relation à l’enfant. La différence entre les deux statuts ne devrait pas être minimisée. »

Selon le procureur général, l’ouverture à la reconnaissance d’un troisième parent dans de telles circonstances ouvrirait la porte à une foule de demandes du genre, argument auquel la juge n’a pas été sensible. « En droit de la famille, les parents cherchent plutôt en général à se soustraire de leurs responsabilités plutôt qu’à les réclamer. »

Certes, dit la juge, le législateur « n’avait pas vu venir le cas où un enfant pourrait être conçu à la suite de relations sexuelles et avoir plus de deux parents ».

Elle rappelle par ailleurs que l’intérêt de l’enfant est un facteur important que les tribunaux doivent prendre en compte dans leurs décisions.

« Olivia, Bill, Eliza et Clarke forment une famille. Comme en ont témoigné leurs proches, le rôle d’Olivia dans la vie de Clarke est le même que celui d’Eliza et de Bill. Elle se considère comme sa mère et Clarke la considère comme l’une de ses mères. »

Pour la juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (l’équivalent de la Cour supérieure au Québec), la reconnaissance d’Olivia comme parent serait très bénéfique. Cela créerait des obligations financières d’Olivia à l’égard de Clarke. Olivia et Clarke ne se retrouveraient pas dans une position où ils devraient différencier leur lien de celui qui unit Clarke à Eliza et à Bill. Olivia pourrait inscrire l’enfant comme bénéficiaire de son régime d’assurance, par exemple.

Mais le plus important, aux yeux de la juge, c’est que les trois adultes « s’entendent sur le fait qu’Olivia devrait être considérée comme l’un des parents, aux yeux de la loi. […] Une telle reconnaissance leur donnerait la sécurité, la paix d’esprit et la validation du rôle d’Olivia dans la vie de Clarke. »

Faisant valoir l’omission dans le droit de la famille qui n’avait pas prévu les cas où des enfants conçus naturellement auraient plus de deux parents, la juge invoque le parens patriæ (du latin « parent de la patrie »), qui permet à l’État de prendre sous son aile une personne ayant besoin d’une protection particulière, et déclare qu’Olivia est aussi la mère de l’enfant.

Moins de latitude au Québec

MAlain Roy, qui a présidé un comité de juristes qui a proposé en 2015 une réforme du droit familial au Québec, souligne qu’ici, un juge ne pourrait pas prendre une telle décision en raison de notre système de droit civil. « En common law, les tribunaux ont une latitude qu’ils n’ont pas en droit civil, explique-t-il. Ici, le Code civil ne permet pas l’attribution de plus de deux parents à un enfant. La Cour d’appel du Québec l’a d’ailleurs rappelé en 2019. »

« Le Code civil permet d’attribuer un seul parent à l’enfant, il permet également de lui attribuer deux parents de même sexe, mais il ne permet pas de lui reconnaître trois parents ou davantage. »

— Me Alain Roy

Seule une modification du Code civil par le législateur, poursuit-il, pourrait permettre « de déroger au caractère dual de la parenté ».

Le gouvernement québécois n’a pour l’heure aucune intention d’ouvrir la porte à une telle avenue. Au cabinet de Simon Jolin-Barrette, on nous a indiqué que ce n’était pas envisagé, bien que d’autres types d’enjeux de filiation soient à l’étude.

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