Notre culture populaire a-t-elle un avenir ?

Les jeunes Québécois connaissent mal les idoles de leurs parents. Pas étonnant : ils écoutent peu la télévision d’ici, vecteur par excellence de la culture populaire. Au point qu’on peut se demander si cette culture commune est menacée de disparition.

Un dossier de Marc Cassivi

La petite vie, un modèle à oublier

Près de la moitié des 643 élèves sondés par deux enseignantes de l’École supérieure en Art et technologie des médias (ATM) du cégep de Jonquière disent ne regarder des séries ou des films qu’en anglais. Les résultats de cette étude, publiés le mois dernier, en ont surpris beaucoup. Pas les parents de jeunes adultes et d’adolescents…

L’impact de la popularité des plateformes numériques américaines, l’érosion des référents communs intergénérationnels et du lien qu’entretient le jeune public avec la culture populaire québécoise ne laissent présager rien de rassurant, ai-je écrit en conclusion d’une chronique inspirée par l’étude des profs en ATM.

Notre culture populaire commune a-t-elle un avenir, voire une date de péremption ? Est-ce que poser cette question, c’est se montrer trop alarmiste ? « Honnêtement, si on ne fait rien, il ne restera pas grand-chose dans 10 ans », craint Alain Saulnier, ancien directeur de l’information de Radio-Canada et professeur de journalisme de l’Université de Montréal.

L’auteur de l’essai Les barbares numériques – résister à l’invasion des GAFAM (Écosociété) rappelle toutefois que des efforts sont faits, en particulier à Ottawa avec le projet de loi C-11, en voie d’être adopté par le Sénat, qui vise à encadrer les géants du numérique. « Il est très tard, mais il n’est pas trop tard ! », dit-il.

Selon la plus récente enquête NETtendance de l’Académie de la transformation numérique, affiliée à l’Université Laval, 81 % des Québécois de 18 à 24 ans étaient abonnés à Netflix l’an dernier, comparativement à 55 % pour l’ensemble des adultes québécois. Les autres plateformes numériques les plus populaires chez les jeunes adultes ? Amazon Prime Video (36 %), Disney+ (30 %) et, loin derrière, Club illico de Vidéotron (17 %).

« Est-ce qu’il faut s’inquiéter de la progression des plateformes ? Oui, je pense qu’il y a matière à s’inquiéter. C’est sûr qu’il y a péril en la demeure », estime Christine Thoër, professeure au département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), qui a mené des études quantitatives et qualitatives en 2014, 2017 et 2020 auprès de 1000 jeunes de partout au Québec, notamment sur leurs habitudes de visionnement de séries en ligne.

« Les jeunes nous disent qu’ils se font conseiller des contenus québécois par leurs parents. À partir du moment où l’on n’aura plus une génération qui a un lien fort avec le contenu télévisuel québécois, cette transmission se fera peut-être un peu moins. »

— Christine Thoër, professeure au département de communication sociale et publique de l’UQAM

Jacques Hamel, qui a enseigné pendant 34 ans le cours Culture et société au baccalauréat en sociologie à l’Université de Montréal, remarque aussi que la famille est moins déterminante dans la formation de la culture des jeunes adultes. « Ils ont des moyens de concevoir et de définir par eux-mêmes leur répertoire culturel. C’est une culture que l’on compose comme un menu à la carte », constate le sociologue de la jeunesse, qui s’inquiète des effets de l’impérialisme culturel américain sur la culture québécoise.

Si chacun se constitue une culture individuelle, faite d’éléments disparates, la culture populaire commune peut-elle éviter de s’effriter ? Lorsque j’avais moi-même entre 18 et 24 ans, 4 millions de Québécois regardaient chaque semaine La petite vie à Radio-Canada. Aujourd’hui, avec la multiplication et la popularité des plateformes, un tel succès d’écoute serait inconcevable.

« On ne se reconnaîtra plus forcément dans des phénomènes de masse comme La petite vie, admet Jacques Hamel. Ça va disparaître progressivement. Mais à mon sens – et c’est là où je trouve qu’on est alarmiste ou pessimiste –, ça ne veut pas dire que les jeunes ne se reconnaîtront plus du tout dans la culture commune. La jeunesse n’existe pas comme un bloc monolithique. Il faut faire toutes sortes de distinctions. »

Christine Thoër est aussi de cet avis. Si les jeunes regardent moins la télévision québécoise, cela ne signifie pas qu’ils ne consomment plus de contenus québécois. « Ce n’est pas aussi simple que ça », dit-elle.

Dans l’enquête qu’elle a menée avec des collègues en 2020, 85 % des 18 à 25 ans sondés déclaraient avoir regardé des séries américaines dans les six derniers mois. Mais 63 % des répondants disaient aussi avoir visionné des séries québécoises et 59 %, des séries autres que nord-américaines (comme Squid Game ou La casa de papel).

La même année, souligne la chercheuse, 70 % des répondants à son enquête disaient avoir regardé, au moins en partie, la série Fugueuse à TVA. « On avait aussi des chiffres intéressants pour des webséries comme Le Killing, Fourchette ou Faux départs. On voit tout de même qu’il y a des contenus qui intéressent les jeunes. Ils ne regardent plus la télévision comme avant, mais ils vont quand même chercher certains contenus sur les sites des chaînes, parce qu’ils en ont entendu parler par leurs amis. »

Ce qui est préoccupant, selon Christine Thoër, c’est qu’il n’est pas fréquent que les jeunes cherchent spécifiquement des contenus québécois, et que ceux-ci sont rarement mentionnés sur les réseaux sociaux qu’ils consultent.

« Les jeunes que nous avons rencontrés [depuis 10 ans] nous ont dit qu’ils avaient un attachement aux contenus québécois, aux référents culturels et au star-système local, même s’ils avaient des réserves sur le fait que ces contenus sont peu représentatifs de la diversité culturelle ou qu’on retrouve souvent les mêmes comédiens, ce qui peut nuire à l’effet d’authenticité. S’ils trouvaient plus facilement des contenus québécois sur leurs plateformes, ils en regarderaient plus. En revanche, ils n’avaient plus du tout envie de payer pour des contenus télévisuels, sauf pour un abonnement à leur plateforme habituelle. »

L’étalon Netflix

Tou.tv et Club illico ont beau présenter du contenu québécois, et Disney+ offrir des films et séries dérivés des univers Marvel ou Star Wars destinés aux jeunes adultes, c’est Netflix qui demeure pour eux l’étalon en matière de plateforme numérique. Le fameux paradoxe du choix – lorsqu’il y a une multitude de possibilités, on se rassure avec ce qui nous est familier – joue en faveur de la plateforme avec laquelle la génération Z a grandi.

« Plus il y a de plateformes, plus c’est compliqué à gérer, confirme Christine Thoër, professeure à l’UQAM. Alors on préfère être fidèle à une grande plateforme transnationale comme Netflix, qui s’est posée comme modèle de ce que l’on attend en termes de taille, de présentation et de renouvellement du catalogue, de fonctionnalités offertes pour le visionnement et le téléchargement, de disponibilité des sous-titres, etc. Tout ça fait qu’on souhaite une plateforme super conviviale. Les jeunes vont dire que sur Tou.tv, par exemple, ils ne trouvent pas facilement les contenus. »

Des jeunes se tournent vers Netflix parce que la plateforme représente pour eux « une valeur sûre », confirme Félix Barabé, étudiant en télévision à l’École des médias de l’UQAM. « Les sites de chaînes québécoises ne les attirent pas comme les plateformes américaines. »

Je l’ai souvent écrit : la télévision québécoise doit rejoindre les jeunes où ils se trouvent… et ce n’est pas devant un téléviseur, mais sur leurs téléphones et leurs ordinateurs, par l’entremise de plateformes qui leur plaisent, avec des contenus qui les séduisent. Ce n’est pas pour rien que Noovo.ca est de plus en plus populaire chez les 18 à 24 ans grâce à Occupation double.

Tant que Tou.tv, en revanche, sera perçue comme une plateforme de rattrapage – avec quantité de publicités –, la télévision publique n’attirera pas les jeunes. « Ils arrivent sur les plateformes québécoises en cherchant des contenus particuliers, rappelle Christine Thoër. S’ils ne les trouvent pas tout de suite, ils ne restent pas longtemps. Ils préfèrent se mettre devant Netflix comme on se mettait autrefois devant la télé, et ils cherchent ou ils regardent ce qui leur est proposé par les algorithmes. »

Non seulement on assiste à une fragmentation des choix et à une individualisation des contenus culturels, mais les algorithmes de Netflix ou de YouTube ne favorisent pas les contenus québécois. « Les canaux pour offrir notre musique, nos séries et nos films ne nous appartiennent pas », rappelle Alain Saulnier, qui a participé au début du mois, à l’invitation du Sénat français, à un colloque international sur la diversité des contenus culturels d’expression autre qu’anglaise sur les plateformes numériques.

« Il faut un coup de barre, dit-il. Les États doivent rétablir une forme d’autorité pour que les géants du numérique contribuent au rayonnement et à la promotion de la culture francophone. »

« Il faut arrêter de voir la menace dans l’immigration et constater que ce qui est en train d’“assimiler” les francophones à la culture américaine ou anglo-saxonne, ce sont les géants numériques. »

— Alain Saulnier, professeur de journalisme à l’Université de Montréal

Comment découvrir des contenus québécois sur des plateformes étrangères lorsque ceux-ci ne nous sont que très rarement proposés ? « C’est sûr que cette tendance est préoccupante, constate Christine Thoër. La probabilité de tomber sur un contenu québécois quand on ne le cherche pas spécifiquement – ce qui est de plus en plus la manière dont on accède à un contenu – est faible. Parce que les contenus québécois sont peu nombreux et que les formes de classification ne sont pas très favorables à leur mise en valeur. Le tri par indices de popularité, compte tenu du marché nord-américain, ne permet pas aux contenus québécois de se retrouver parmi les plus populaires, sur lesquels les gens s’appuient de plus en plus. »

Ce qui est d’autant plus inquiétant, ajoute Christine Thoër, c’est que les algorithmes sont de plus en plus populaires. En 2020, 67 % des répondants à son enquête, âgés de 18 à 25 ans, disaient se rendre directement sur les plateformes, guidés par les algorithmes, alors qu’ils étaient 44 % à le faire en 2017. Ils se disaient, du reste, à 88 % satisfaits des suggestions des algorithmes.

« Les algorithmes facilitent nos choix et avec l’infinité de séries et de films auxquels on a accès, on en a besoin, croit Félix Barabé, qui a 22 ans. Mais c’est une lame à double tranchant de tomber constamment sur les mêmes contenus et de ne pas sortir de notre zone de confort. Est-ce que Netflix veut que l’on sorte de cette zone de confort, qu’on s’en lasse et qu’on aille voir ailleurs ? Bien sûr que non… »

Les jeunes négligés

Toutes les études le confirment : les jeunes adultes ont délaissé la télévision québécoise traditionnelle parce qu’ils ne sentent pas qu’elle s’adresse à eux. L’attrait des plateformes américaines fait même en sorte que certains d’entre eux découvrent une série québécoise comme M’entends-tu ? ou un film de Xavier Dolan sur Netflix plutôt que sur Tou.tv ou sur le site de Télé-Québec. Ils regarderont plus volontiers un film américain médiocre que leur suggère Netflix qu’un chef-d’œuvre du cinéma québécois dont ils n’ont pas entendu parler sur les réseaux sociaux.

« À TVA, constate Maxim Bouchard, élève de 18 ans en cinéma au cégep de l’Abitibi-Témiscamingue, on présente des traductions de films hollywoodiens comme La proposition ou Une femme en trop pas mal plus souvent que Le déclin de l’empire américain ou Le confessionnal de Robert Lepage. Le cinéma québécois n’est pas très mis en valeur à la télévision québécoise. On peut difficilement reprocher aux jeunes de ne pas le connaître. Le cinéaste québécois que les jeunes connaissent, c’est Denis Villeneuve, parce qu’il a fait des films hollywoodiens. »

On l’entend souvent, notamment de la part des télédiffuseurs : depuis toujours, les adolescents se désintéressent de la télévision québécoise, ne s’abonnent pas au câble lorsqu’ils quittent la maison familiale, mais renouent avec la télé québécoise dans la trentaine.

Cet espoir des télédiffuseurs n’est malheureusement pas appuyé par les plus récentes études. « Selon les données des enquêtes, constate Christine Thoër, il n’y a pas une grande différence, en termes de pratiques de visionnement, entre les 35 à 40 ans et les 18 à 25 ans. »

« Ça ne laisse pas entrevoir un réabonnement ou un retour à la télé. Une fois que l’habitude s’est perdue, elle semble perdue. Et comme il y a des problèmes de financement de la télé jeunesse, on est moins enclins à revenir à la télé pour montrer des contenus à ses enfants. C’est problématique. »

— Christine Thoër, professeure au département de communication sociale et publique de l’UQAM

Une des grandes erreurs de Radio-Canada, estime Alain Saulnier, auteur de l’essai Ici était Radio-Canada (Boréal), c’est justement d’avoir délaissé pendant plusieurs années le secteur des émissions jeunesse, pour pallier les compressions budgétaires du gouvernement Harper. « On avait une riche programmation pour la jeunesse, qui faisait en sorte que les jeunes pouvaient devenir de fidèles téléspectateurs de Radio-Canada, dit-il. On les a abandonnés pendant de trop nombreuses années. »

Félix Barabé, qui est depuis toujours un grand consommateur de télé québécoise – il se considère comme une exception à la règle, y compris dans son programme d’études –, a remarqué que même sur une chaîne comme VRAK, il y a désormais moins d’émissions québécoises pour les jeunes. « J’ai grandi avec Une grenade avec ça ou Il était une fois dans le trouble, et je reconnais aujourd’hui ces acteurs-là dans des séries pour adultes », dit-il.

La télévision québécoise, vecteur par excellence de notre culture populaire, est l’un des remparts les plus efficaces contre l’américanisation. Sauf qu’à trop craindre de s’aliéner un public majoritaire et vieillissant, notre télé a négligé un jeune public plus récalcitrant, mais essentiel à sa survie. Ses dirigeants ne semblent pas avoir assuré leurs arrières, préférant profiter des derniers soubresauts d’un modèle économique agonisant.

« On pense tellement que les jeunes n’écoutent pas la télé qu’on les a un peu abandonnés, croit Félix Barabé. C’est un cercle vicieux : on écoute moins la télé, alors les émissions qui pourraient nous intéresser sont moins financées, et comme elles sont moins financées, elles nous intéressent moins. »

« Les diffuseurs ne s’intéressent pas à nous, au même titre que François Legault ne s’intéresse pas à nous. Il sait qu’on ne votera pas pour lui, alors il cible un public plus âgé. Les dirigeants de la télé font la même chose. »

— Félix Barabé, étudiant en télévision à l’École des médias de l’UQAM

Faut-il pour autant craindre la disparition d’une culture populaire commune et intergénérationnelle au Québec ? « Quand on a 17 ans, est-ce que ce n’est pas normal de s’opposer à la culture de la génération précédente ? demande le sociologue de la jeunesse Jacques Hamel. C’est la vieille thèse de Margaret Mead, Le fossé des générations, où elle disait que chaque génération se distingue de la précédente, surtout en se fondant sur la culture. La culture commune au Québec ne va pas disparaître avec cette génération. OD aussi, ça fait partie de la culture commune ! »

Maxim Bouchard comme Félix Barabé trouvent sain qu’on s’inquiète pour l’avenir de notre culture. Il y a de bonnes raisons d’être alarmés, selon eux. Mais ils estiment aussi qu’il faudrait davantage faire confiance aux jeunes.

« On a décroché de la télévision traditionnelle, mais on n’a pas décroché de la télévision québécoise ! résume Félix. Le star-système va se renouveler. On ne va pas le perdre. Le Québec s’est toujours battu pour son identité et je ne pense pas que ça va s’arrêter parce qu’on regarde la télé en ligne plutôt que sur le câble. Les gens n’ont plus de téléphones fixes à la maison. La technologie évolue. Mais si on n’intéresse pas plus les jeunes aux émissions québécoises, on ne devrait pas s’étonner qu’ils ne se sentent pas interpellés par notre télé… à l’exception d’OD ! »

Heureusement (ou pas) qu’il reste OD.

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