Parlons guenilles

Le thé chez monsieur Jacques

« J’ai peur que ça fasse un peu name-dropper, mon affaire. » Jacques de Montjoye a pourtant tout pour « en jeter », comme on dit. Je l’encourage à se raconter. Dans son appartement du Plateau Mont-Royal, chaque tableau et chaque objet a son anecdote et monsieur de Montjoye est un délicieux causeur.

Il a sorti des albums de photos et coupures de journaux et magazines ; tout est bien organisé et chronologique. Retournons en 1949, l’année où, jeune dessinateur-modéliste, il débarque chez nous : « Après mon service militaire, on m’avait gardé une place chez Raphaël [une grande maison de couture parisienne de l’époque où le talentueux Jacques de Montjoye a fait ses apprentissages], mais j’ai dit : je m’en vais au Canada », se remémore-t-il.

« Être resté à Paris, j’aurais vite été étiqueté », ajoute-t-il. Je feuillette un cahier de croquis de robes et de costumes dessinés par monsieur, encore étudiant. Le chic d’un autre temps, ultraféminin et probablement très complexe à réaliser.

« Celle-là a une histoire. Ce modèle fut commandé par la femme de l’Aga Khan, Yvette Labrousse. J’avais assisté à l’essayage chez Raphaël et, un peu plus tard, par un heureux concours de circonstances, mon beau-père m’offrit deux invitations pour le Bal des petits lits blancs, le plus grand événement mondain parisien de l’époque, où l’on accourait de toutes les grandes capitales. »

Il se souvient encore de cette grandiose soirée, de l’arrivée des invités au Palais-Royal, du pont d’argent dans la salle qui représentait la signature du bal, des différents orchestres de danse (un par étage) et de la java, dansée avec son escorte au son d’un accordéon musette, vêtu d’un costume bleu marine avec un nœud papillon.

Jacques de Montjoye se rappelle avec émoi avoir vu la bégum, la femme de l’Aga Khan, portant la fameuse robe de jersey blanc qu’il avait dessinée.

« Elle avait les deux bras recouverts de bracelets de diamants, étincelante de blanc et de diamants. » Il s’était alors dit : « Mon Dieu que t’es donc chanceux. » Délicat et modeste, encore à ce jour.

Arrivé au Québec, Jacques de Montjoye fut à la fois témoin et acteur des balbutiements de la mode canadienne. Il faisait partie des initiateurs de « l’association des couturiers » et habillait déjà plusieurs élégantes Montréalaises. De magnifiques portraits en témoignent : « Ici, sur la photo, vous reconnaissez Élaine Bédard ? Et voici Jacqueline Gilbert. Tiens, ma fiancée de l’époque, Janine Mignolet, et ici Colette Bonheur, vous vous souvenez d’elle ? » Monsieur n’hésite même pas : noms, lieux, tout y est et je me dis que c’est un documentaire que l’on devrait lui consacrer tant c’est riche de l’histoire de la mode et des personnalités marquantes d’ici. Les tenues sur les photos sont impeccables même si, à l’époque, le choix de tissus était restreint. « Ça finissait par avoir de l’allure », dit le perfectionniste.

« Pourquoi dessiner des robes ? », lui ai-je demandé. « J’ai hésité entre la mode et l’architecture, la mode a pris le dessus. Je me souviens d’accompagner ma mère, vers 4 ans, pour un essayage chez Madeleine Vionnet, la reine du biais. Je me rappelle que mes yeux sont à la hauteur de l’ourlet : c’est un coquillé, noir d’un côté et blanc de l’autre. » Pas étonnant qu’il soit également devenu mentor et enseignant, avec tout ce savoir et cette aisance à le transmettre.

J’ouvre un nouveau cartable : « Là, nous sommes rendus dans les années 60 et 70 », et moi, je me peux juste plus.

« Voici l’ouverture de la tour de Radio-Canada, j’avais dessiné le costume des hôtesses et des guides », me dit-il devant une photo de jeunes gens qui sautent devant la bâtisse.

« Et ça, c’est un spectacle des Grands Ballets, le titre était Pointes sur glace. » Eh oui, il a signé des costumes de scène et collaboré à l’occasion avec François Barbeau. À peu près à la même époque, il a ouvert sa boutique rue Crescent, voisin de Marielle Fleury et de Michel Robichaud, attirant une clientèle d’artistes et de jeunes femmes qui portaient fièrement cette mode d’avant-garde. Ici, Renée Claude vêtue d’une robe affichant un message politique qui porte le nom « Ségrégation ». « Vous, engagé ? », lui ai-je demandé. « Tout n’était pas rose dans ce temps-là et je m’exprimais à la hauteur de mes moyens. »

J’aperçois maintenant Louise Latraverse avec la robe « Pont Jacques-Cartier », merveille de beauté (la robe et le modèle !) et d’ingénierie (la robe et assurément le modèle !), et puis Daniel Roussel, Michel Louvain et Guy Boucher portant des postiches de moustaches et de rouflaquettes, des ensembles vendus à la boutique qui proposait également des collections pour hommes.

Monsieur a même eu son parfum homonyme, vendu dans un flacon brun de médicament. Il va me chercher la dernière bouteille et en l’ouvrant, je perçois un fort effluve de patchouli. « Oui, on est rendu dans la période hippie », confirme-t-il avec humour. Il me présente des croquis de ce temps où il avait imaginé le vêtement du futur : modèle homme avec chauffe-cuisses pour secrétaire et femme avec pilulier et oreillette pour surveiller la marmaille à distance et entendre les annonces de soldes. Devant mon air dubitatif, il laisse tomber, mort de rire : « J’ai honte. »

« Alors, est-ce que vous êtes mûre pour ce thé, Chantal ? »

Avant de partir, monsieur me noue correctement mon écharpe, me parle de drapés, du plaisir qu’il a encore aujourd’hui à s’habiller, et il me montre, au mur, un dessin de Jean Patou, authentique.

Une vie de mode.

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