Festival Aurora

Les témoignages fusent, la police enquête

Les allégations contre Nathan Scuderi, fondateur d’un faux festival à Montréal, Aurora, ont causé la consternation parmi ses anciens collaborateurs, qui sont nombreux à se tourner vers la police depuis jeudi dernier.

Graphiste, vidéaste, gestionnaire de réseaux sociaux, artistes, promoteurs : ils sont aujourd’hui convaincus de s’être fait voler temps et argent par le Groupe Cenari dans les derniers mois. L’agence évènementielle n’a plus de site internet depuis vendredi et sa tête dirigeante est injoignable.

Le directeur général de Cenari, Kyllian Mahieu, a déposé une plainte auprès du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et tente depuis jeudi dernier de blanchir son nom. Il a appris à peu près en même temps que tout le monde l’existence d’Aurora. C’est à ce moment qu’il a compris que l’arnaque était liée à son nom, lui qui a fondé l’entreprise avec Nathan Scuderi en 2022. Il tente de s’en dissocier depuis janvier dernier, lorsqu’il a réalisé pour la première fois que son partenaire d’affaires n’était pas fiable.

À la suite de sa plainte, une enquête a été ouverte samedi par le SPVM, s’est fait confirmer Kyllian Mahieu. « J’ai décidé d’être optimiste, dit-il. Je fais du mieux que je peux pour prouver ma bonne foi. Maintenant, c’est entre les mains de la justice. »

C’est d’ailleurs lui qui a permis la fermeture du site : il dit avoir convaincu l’une des personnes encore liées à l’entreprise, « après de longues négociations », de lui redonner un accès restreint à la plateforme.

« On ne sait toujours pas où va l’argent des gens qui ont acheté des billets, mais on sait quelles sont les personnes qui ont dépensé [pour le festival Aurora]. Au moins, maintenant, la vente de billets est arrêtée et le site n’est plus public, même si je le garde actif pour pouvoir le remettre à la police. »

— Kyllian Mahieu, directeur général du Groupe Cenari

Qu’ils aient été partenaires d’affaires, conjoints, amis ou pigistes, la liste de personnes qui disent avoir été lésées par le jeune entrepreneur ne cesse de s’allonger depuis qu’il a défrayé la chronique. Nathan Scuderi aurait été impliqué dans une série d’arnaques depuis 2019, selon une enquête publiée par La Presse vendredi dernier1.

Selon nos informations, de nombreux collaborateurs de Cenari ont porté plainte au SPVM depuis jeudi, mais la plupart ont été redirigés vers un tribunal civil puisque le litige – des sommes impayées – découle d’un contrat de travail ou de service.

Dans une autre affaire, un homme a porté plainte contre Nathan Scuderi vendredi à la Régie intermunicipale de police Richelieu–Saint-Laurent, a confirmé un porte-parole. Le plaignant affirme avoir été floué de quelque 15 000 $ dans un partenariat d’affaires. Le dossier sera transmis sous peu au bureau des enquêtes.

Concernant le faux festival lui-même, annoncé pour juin dans le Vieux-Port, « le SPVM n’a reçu qu’un très petit nombre de plaintes », selon une porte-parole.

Des collaborateurs consternés

Depuis le début du mois d’octobre, Nicolas Saavedra-Fusinato, qui danse et chante sous l’alias Nick Saanto, était notamment chargé d’organiser Fun Factory, une première soirée promue par Cenari qui devait avoir lieu le 18 février au Bain Mathieu, à Montréal.

Il a croisé la route de Nathan Scuderi alors qu’il travaillait au bar Le Date, dans le Village. « J’ai vu que Cenari était à la recherche d’employés pour organiser des évènements queers. Je lui ai écrit pour voir si j’étais un bon fit pour l’entreprise et vice-versa. » Tout indiquait que oui…

Nick Saanto dit avoir consacré « au moins 80 heures » à l’organisation de la fête dansante. Or, vers la fin du mois de janvier, raconte-t-il, Nathan Scuderi l’aurait appelé pour lui dire que Fun Factory était annulé.

Nick Saanto dit avoir accepté de plancher sur le report de la soirée, dont il avait déjà élaboré la programmation, mais s’être étonné auprès de son patron de n’avoir reçu aucun salaire en plus de trois mois de travail. M. Scuderi lui aurait alors promis une avance. Celle-ci ne serait jamais arrivée. « Ni aucune autre compensation financière », regrette-t-il aujourd’hui.

Nick Saanto affirme qu’il peine toujours à savoir s’il travaillait sur des évènements réels ou fabulés. Mais mercredi, quand toute l’équipe de Cenari s’est fait retirer les accès aux réseaux sociaux de Fun Factory et de Scandalous Drag Brunch, un autre évènement queer imaginé par Nathan Scuderi, le sort en était jeté, dit-il. « C’était mon premier gros contrat, mais là, c’est une expérience qui ternit mon nom et qui, j’ai l’impression, m’enlève de la crédibilité auprès de gens que je respecte. »

Honoraires non payés

Un graphiste, qui a requis l’anonymat par crainte de répercussions professionnelles, explique quant à lui avoir travaillé des dizaines d’heures sur différents projets lancés par Nathan Scuderi, dont la foire d’art érotique Sexposition, qui devait se tenir les 25 et 26 mars au Bain Mathieu.

« Il nous a tellement arnaqués », lance l’artiste visuel au téléphone.

« On a un groupe Facebook avec des victimes et on est tous traumatisés. Il a réussi à nous convaincre de travailler comme des chiens pour des projets qui n’existent pas. J’ai perdu mon temps et ma dignité. »

— Un graphiste ayant travaillé sur différents projets lancés par Nathan Scuderi et qui témoigne sous le couvert de l'anonymat

En comptant son équipement et ses honoraires, le graphiste et vidéaste évalue ses pertes financières à plus de 15 000 $.

Une autre ex-partenaire d’affaires de Scuderi, qui a souhaité taire son nom pour les mêmes raisons, a raconté à La Presse avoir investi de nombreuses heures de travail pour l’évènement Sexposition, sans jamais être rémunérée.

Nathan Scuderi, raconte-t-elle avec des captures d’écran à l’appui, recrute notamment sur les réseaux sociaux et promet des profits invraisemblables – par exemple des dizaines de milliers de dollars pour une foire de mode d’un week-end – à ceux qui s’associeraient à lui. « Au moment où il m’a présenté son plan d’affaires, je me suis rendu compte que ça n’avait pas d’allure », explique celle qui voulait faire ses premiers pas en évènementiel. Après avoir quitté le navire, elle dit avoir appris que Scuderi avait simplement continué de travailler sur Sexposition avec une autre partenaire.

Vendredi après-midi, la direction du Bain Mathieu a annoncé l’annulation définitive de la « 7e Sexposition » en raison « des malencontreux évènements liés au Groupe Cenari ».

Quant à ceux qui ont acheté des billets ou des murs d’exposition pour Sexposition, des plaignants affirment s’être fait dire par la police qu’ils ne pourront être considérés comme des victimes qu’après les dates prévues pour l’évènement.

En argent sonnant

La photographe Arielle Livernoche, qui fait du nu parmi d’autres genres, figure parmi les artistes qui avaient réservé un mur pour Sexposition, à la suggestion d’un ami. Après avoir fait quelques recherches sur le Groupe Cenari, elle dit avoir accepté de rencontrer Nathan Scuderi au Café Cherrier, rue Saint-Denis, pour signer un contrat le mardi 7 mars.

« Il insistait sur le fait qu’il aimait beaucoup, beaucoup mon travail. Il voulait me vendre plus d’un mur. Il a fini par dire : “Je vais t’en donner deux, mais tu vas en payer juste un.” »

Pour acquitter la somme, soit 402,50 $ pour deux jours d’exposition, la photographe explique lui avoir proposé un virement Interac. « Ce serait mieux en cash », lui aurait répondu l’organisateur, en lui pointant un guichet automatique ATM dans un dépanneur en face. « J’ai compris pourquoi il avait choisi ce café-là. Il m’a même proposé de rembourser les frais de la machine. »

Après avoir hésité, elle raconte avoir accepté de retirer la somme et de la lui remettre. Nathan Scuderi aurait ensuite payé la facture – deux tasses de thé – au Café Cherrier, se serait éloigné avant de partir en courant jusqu’à la station de métro Mont-Royal. « Ce n’était même pas subtil. »

Le jeune homme venait de lancer le faux rendez-vous musical Aurora le week-end d’avant. Arielle Livernoche raconte que, pendant la rencontre, Nathan Scuderi lui a glissé qu’il revenait de New York, où il avait soi-disant signé des contrats pour un festival de musique avec, entre autres, Doja Cat en tête d’affiche. Elle a compris, quelques jours plus tard dans les médias, qu’il parlait d’Aurora.

Ni La Presse ni aucune personne avec qui elle s’est entretenue n’ont réussi à joindre Nathan Scuderi depuis jeudi dernier.

Comment se protéger des faux évènements ?

« On voit de plus en plus de fraudes du genre [du festival Aurora] », affirme Fyscillia Ream, coordonnatrice scientifique de la Chaire de recherche en prévention de la cybercriminalité et étudiante au doctorat à l’École de criminologie de l’Université de Montréal.

« De manière globale, les fraudes évoluent toujours en fonction des contextes social et politique, dit Mme Ream. Par exemple, en ce moment, avec la crise du logement, on a beaucoup plus de fraudes au logement. Aussi, les gens commencent à ressortir, à prévoir aller à des concerts, des festivals, donc ils veulent profiter d’opportunités comme celle-là. »

Le facteur réseaux sociaux joue beaucoup dans la portée qu’aura une arnaque, notamment parce que les gens ont tendance à faire moins attention que lorsqu’ils voient passer de la publicité sur un site internet, par exemple. « On peut avoir des commentaires sous les publications pour dire que le produit est super, ce qui vient jouer sur l’engouement, explique Fyscillia Ream. On arrive aussi à atteindre beaucoup plus de personnes, parce que ça cible tout le monde. »

Rappel important pour ceux qui tomberaient sur des évènements un peu trop beaux pour être vrais, mais ayant l’air légitimes : « Tout le monde qui a un peu d’habileté en technologie peut créer un faux compte sur les réseaux sociaux et un faux site internet », indique Éric Parent, expert en cybercriminalité et président de la firme de cybersécurité EVA-Technologies.

« Ça ne coûte pas beaucoup d’argent, même si on se paye de la publicité pour plus de visibilité, ajoute Fyscillia Ream. Alors même si quelques billets à 300 $ chacun sont vendus, c’est déjà très rentable pour le peu d’efforts que ça nécessite. »

Les deux experts conseillent d’une même voix de faire beaucoup de recherche dès qu’on a le moindre doute sur un évènement ou un produit vendu en ligne. Pour le festival Aurora, par exemple, il suffisait de consulter les sites internet des artistes de la programmation pour se rendre compte que certains ne seraient même pas disponibles aux dates annoncées. Et si le site de l’artiste n’affiche pas l’évènement, c’est mauvais signe, ajoute Éric Parent. Il faut impérativement se tourner vers des plateformes sûres pour se procurer des billets, comme, justement, les sites officiels des artistes, ou bien les sites de vente connus.

Autre conseil donné par les deux spécialistes en cybersécurité : s’assurer que le mode de paiement permet un remboursement en cas de pépin. La plupart des cartes de crédit auront une assurance qui donnera la possibilité de récupérer son argent, mais « un virement Interac, ce n’est pas la meilleure idée », lance Éric Parent. Ce genre de fraudes ne risquent pas de diminuer, croit-il. Le consommateur doit redoubler de prudence.

— Marissa Groguhé, La Presse

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