Chronique

Ne jamais oublier

Michèle Ouimet part à la retraite après avoir passé 29 ans à La Presse. Nous publions ici la première de ses trois dernières chroniques, qui porte sur sa couverture à l’étranger. Ses deux autres textes, qui porteront sur la vieillesse de ses parents et sur sa propre « vieillesse », seront publiés respectivement samedi et dimanche prochains.

Je suis partie en Afghanistan en décembre 1996 avec un calepin et quelques stylos. Je n’avais ni ordinateur ni téléphone, seulement une grosse pile de dollars américains.

En deux semaines, j’ai appelé une seule fois à Montréal. J’avais supplié une ONG, Médecins du monde, de me passer son téléphone satellite. J’avais parlé pendant cinq minutes à mon patron pour lui dire que j’étais toujours vivante, mais que travailler sous les talibans était pratiquement impossible.

Les ONG avaient reçu l’ordre de ne pas collaborer avec les journalistes sous peine d’être expulsés.

Je me suis rarement sentie aussi loin de chez moi.

Quand je suis arrivée à Kaboul, les Afghans vivaient sous la férule des talibans depuis quatre mois dans un dénuement qui me chavirait. Il n’y avait pas de banque, pas de réseau téléphonique. Le soir, une bonne partie de la ville était plongée dans le noir. Une neige sale et mouillée recouvrait les rues défoncées.

Les gens aisés avaient fui leur pays qui s’enfonçait dans le malheur : 10 ans d’occupation soviétique, de 1979 à 1989, suivis par un conflit sanglant où les seigneurs de la guerre se battaient à coups de roquettes. Il restait des pauvres et des bâtiments en ruine dans une ville glaciale et sinistre où on crevait de froid.

Les talibans arpentaient les rues et harcelaient les hommes et les femmes. Le pays avait peur, moi aussi. J’ai passé deux semaines à avoir peur, seule, coupée de tout.

Le génocide au Rwanda

J’ai vécu le même isolement au Rwanda pendant le génocide en 1994. Pas de téléphone, un pays viré à l’envers par la folie des hommes, un groupe ethnique qui tente d’en éliminer un autre.

J’étais allée dans un village, Rukara, où les habitants avaient été massacrés. Il n’y avait plus que des cadavres, 200, 300 peut-être, empilés dans un champ, dans la rue poussiéreuse qui traversait le village et dans l’église.

Il y avait surtout l’odeur insupportable des corps décomposés qui pourrissaient depuis une dizaine de jours sous le soleil de l’Afrique. Quand je respirais par le nez, je vomissais.

Là aussi, je me suis sentie seule, terriblement seule, déboussolée, bouleversée. J’avais l’impression de toucher à la folie de l’homme et ça me mettait tout à l’envers.

Puis, la technologie a évolué. J’ai commencé à voyager avec un téléphone qui n’était peut-être pas intelligent, mais qui avait l’extraordinaire faculté de me faciliter la vie. J’avais aussi un ordinateur. Je n’étais plus seule, larguée dans un pays en guerre à l’autre bout de la planète.

L’arrivée des iPhone, de Twitter et de Facebook a tout changé. Le monde, ma famille et mes patrons n’étaient plus qu’à un clic de distance.

***

La technologie a changé, mais pas la misère. Elle est restée désespérément la même. Rien ne ressemble plus à un camp de réfugiés qu’un autre camp de réfugiés, peu importe le pays ou les circonstances.

Le plus dur pour les réfugiés, c’est l’absence d’avenir. Seront-ils encore là une semaine ? Un mois ? Un an ? Une décennie ? Pourront-ils, un jour, retourner chez eux ?

Dans les camps, les enfants ont faim et froid. Transplantés dans un décor de fin du monde, ils voient leur routine, leur vie et leurs certitudes tranquilles s’effondrer. Leurs parents, impuissants, sont incapables de peindre leur avenir en rose.

J’aurais voulu les prendre sous mon aile et les emmener chez moi, là où il n’y a pas de guerre.

Cet automne, j’ai lu un livre coup de poing écrit par 80 journalistes de l’Agence France-Presse qui racontent de façon très personnelle une expérience qui les a bouleversés. Le livre s’intitule Qu’auriez-vous fait à ma place ?.

Un journaliste en poste à Lesbos, en Grèce, où déferlaient des réfugiés qui ont pris des risques insensés pour fuir leur pays en guerre en traversant la Méditerranée sur des rafiots, a piqué une colère noire lorsqu’il a appris que ses patrons avaient censuré des images qu’ils jugeaient trop dures.

« Trop dur ? explose-t-il. Mon cul ! Nous sommes des journalistes. Notre travail, c’est de montrer ce qui se passe. Et ce qui se passe à Lesbos, c’est ça. Pas seulement aujourd’hui. Tous les jours. Pourquoi empêcher le monde de le voir ? Oui, je veux vous choquer ! Mais seulement pour vous faire comprendre ce qui se passe ici. J’ai la haine. »

Un cri du cœur, fort, puissant. Parfois, on ressent une envie folle de hurler notre indignation.

Le pire, ce ne sont pas les cadavres, mais ceux qui survivent : une femme à la jambe arrachée dans un hôpital de fortune à Port-au-Prince après le tremblement de terre, des familles qui meurent de faim dans des villages en Zambie, des enfants rwandais traumatisés parce qu’ils ont vu leurs parents se faire éventrer et qui sont incapables de dormir de peur de basculer dans un cauchemar, des femmes dans un camp de réfugiés à la frontière du Soudan qui m’ont raconté leur viol en baissant les yeux, le rouge de la honte au front.

Qu’est-ce que je fais avec mon indignation ? Je l’ignore. J’essaie de ne pas y penser quand je reviens dans ma vie douillette, mais je sais que je ne pourrai jamais oublier la douleur de tous ces gens. Et c’est bien ainsi, car il ne faut jamais oublier.

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