Et toute autre tâche connexe

Ce jour-là, Mathieu Fauchon portait un t-shirt de Randy Savage, alias Macho Man. Qui est Randy Savage ? Sachez-le pour votre prochaine partie de Quelques arpents de pièges : Randy Macho Man Savage est un des plus grands lutteurs de la WWE des années 80.

Qui est Mathieu Fauchon ? La réponse ne vous aidera dans aucun jeu de société, mais Mathieu est technicien en éducation spécialisée à l’école De Ramezay (pavillon Crevier), à Marieville, en Montérégie.

Ce jour-là, autour de la rentrée 2017-2018, Mathieu portait donc son t-shirt à l’effigie d’une vieille gloire de la lutte WWE d’un autre temps, d’un temps que les moins de 12 ans ne peuvent pas connaître, pour paraphraser le poète.

Sauf Jacob.

Jacob connaît Randy Macho Man Savage parce que Jacob, 12 ans, ca-po-te sur la lutte, sur tout ce qui touche la lutte, celle d’hier et d’aujourd’hui. Pas étonnant qu’il se soit collé à Mathieu dès qu’il a découvert que son T.E.S., comme on dit dans le jargon, en connaissait encore plus long que lui sur ce sport-très-spectacle qu’est la WWE.

C’est ainsi que le lien entre Jacob et Mathieu s’est créé : par la lutte. Ils sont devenus proches. Jacob parlait de Monsieur Mathieu sans arrêt, à la maison. Ils ont une poignée de main spéciale. Ce lien fut utile pour les fois où le T.E.S. a dû superviser Jacob, dans la classe de 6e de Manon Métivier.

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Pardon, qu’est-ce qu’un T.E.S. ?

Oui, c’est ainsi qu’on désigne les travailleurs en éducation spécialisée, dans nos écoles. Les T.E.S. agissent en appoint dans les classes, en appui aux enseignantes et aux professionnels comme les psychologues et les orthopédagogues. Comme bien des gens dans les écoles, les T.E.S. excellent dans « toute autre tâche connexe ».

Ils sont des centaines à bosser comme T.E.S. dans les écoles du Québec, en appui aux enseignantes. Un exemple parmi mille : quand un élève turbulent perturbe une classe, c’est la T.E.S. qui accourt pour prendre l’élève en charge…

Quand il y a une T.E.S. dans l’école, bien sûr.

Ce ne sont pas toutes les écoles qui ont des T.E.S. Ou qui en ont à temps plein.

Ce sont pourtant des membres essentiels d’une équipe-école. Qui font mille choses, incluant « toute autre tâche connexe ». Dans le cas de Mathieu Fauchon, il a par exemple jeté les bases d’un partenariat entre l’école De Ramezay et la clinique Pro-Santé de Marieville.

Hein, un partenariat entre une école et une clinique médicale ? Oui, justement parce que plusieurs élèves couvés par Mathieu prennent des médicaments. Des médicaments dont la dose doit être ajustée périodiquement, en fonction des réactions de l’enfant et des observations des profs…

Ce qui n’est pas facile dans un contexte où bien des familles n’ont pas de médecin, vous devinez que c’est un problème : pas de médecin de famille, pas de médication, pas de suivi de dosage, etc.

Mathieu a donc négocié pendant des mois pour que la clinique Pro-Santé de Marieville permette au Dr Milad Beglari – médecin de famille de Mathieu et un de ses camarades du secondaire – de voir en vitesse des élèves de l’école, sans rendez-vous, au gré de leurs besoins.

Mathieu, lui, s’occupe de toute la paperasse, fait le pont entre les parents, les enseignants et le médecin. Un arrangement formidablement efficace, mais atypique.

« Nous avons de belles histoires de succès grâce à cette excellente collaboration interdisciplinaire qui est plutôt unique. Mathieu Fauchon est engagé, proactif, plein de convictions. Il utilise ces qualités pour le bien-être de ses élèves avec une vigueur et un dévouement hors du commun. »

— Le Dr Milad Beglari

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Jacob, donc.

Jacob est un garçon brillant et cultivé. Mais l’école a toujours été une sorte de course à obstacles, pour lui, parce que Jacob avait un TDAH non diagnostiqué. Je dis « avait » parce qu’à l’insistance de Mathieu et de Madame Manon, Jacob a fini par être évalué par une spécialiste, cette année.

Verdict : trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité. Jacob aurait probablement plus de facilité à fonctionner en classe avec de la médication.

Ils sont des milliers comme Jacob, mais Jacob a mal pris ce diagnostic. C’était en février. Il traversait une mauvaise passe. Motivation à zéro. Il ne le disait pas, mais Jacob avait peur d’être jugé, avec ce diagnostic de TDAH. Sa mère, Roxanne Arpin, me dira plus tard : « Il ne voulait pas être classé “différent”. C’était sa grosse peur. »

Mathieu a capitalisé sur ce lien qu’il avait créé avec Jacob depuis le début de l’année scolaire. Il l’a rassuré, il lui a raconté ses propres épreuves, il a mis un peu de lui-même et de ses tripes sur la table pour expliquer à Jacob que la vie ne se résume pas aux obstacles, mais aux efforts qu’on met à les contourner…

Puis, Mathieu a eu un flash.

Jacob tripe sur la lutte WWE.

Une des grandes stars actuelles de la WWE s’appelle Kevin Owens, de son vrai nom Kevin Steen.

Kevin Owens est un Québécois originaire de… Marieville. La ville de Jacob. Il a même fréquenté l’école De Ramezay.

Sur Twitter, Mathieu a envoyé un message à Kevin Owens pour demander au lutteur s’il ne pourrait pas faire une vidéo pour souhaiter un joyeux anniversaire à Jacob…

Mathieu a 116 abonnés. Kevin en a 1,6 million.

Pas de réponse.

Mais Mathieu a insisté, insisté, renvoyé d’autres messages…

« J’ai ben de la misère avec le mot “non” », dit Mathieu.

Et c’est ainsi que quelques jours plus tard, Mathieu est entré dans la classe de Madame Manon avec une clé USB « qu[’il venait] de trouver dans la neige ». Il a inséré ladite clé dans un ordi et là, un visage barbu est apparu dans l’écran.

Jacob s’est levé d’un trait. Il n’y croyait pas. Est-ce que… Est-ce que… Non, c’est pas lui…

« C’TU KEVIN OWENS ? ! »

Non seulement c’était Kevin Owens, mais Kevin Owens a commencé la vidéo par ces mots : « Salut, Jacob, c’est Kevin Owens, on me dit que c’est ta fête aujourd’hui… »

Un petit message de 49 secondes, un petit message de bonne fête pour un ti-cul de 12 ans qui traversait une mauvaise passe, un petit message que Kevin Owens a peut-être déjà classé dans un recoin de son cortex fort sollicité. Mais pour Jacob, ce message, c’était quelque chose comme le plus beau jour de sa vie.

C’est ce qu’il a dit, en tout cas, en se lançant dans les bras de Mathieu, devant toute la classe.

Et ce jour-là, le jour où Kevin Owens a parlé à Jacob, il s’est passé quelque chose. Un déclic ? Ça doit ressembler à ça. En tout cas, Jacob va mieux. Il accepte sa condition. On ne rit pas de lui, comme il le craignait, parce qu’il est identifié TDAH. Ça va bien en classe. Il ne file plus un mauvais coton.

On dit que les enfants ont besoin de modèles. Ils ont donc des posters de ballerines, de hockeyeurs, de chanteuses, de tennismen. Et des fois, ces modèles, on les retrouve dans un ring de la WWE.

Les enfants ont aussi des héros dont on ne fait pas de posters, des héros qui font du 8 à 4 dans nos écoles.

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