Critique

Le chant de la Camarde

Ton absence n’est que ténèbres

Jón Kalman Stefánsson

Traduit de l’islandais par Éric Boury

Grasset

608 pages

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Peu d’écrivains ont le talent de l’Islandais Jón Kalman Stefánsson pour narrer la vie rurale à la lisière du monde.

À l’image de son inoubliable diptyque D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds et À la mesure de l’univers, Ton absence n’est que ténèbres est une saga familiale logorrhéique de laquelle il est impossible de s’extirper. On pourrait le traiter de divagation prolixe ; et pourtant, on est ensorcelé par ce chant mélancolique, incapable de s’en détacher au fil des quelque 600 pages qui relatent les choix impossibles de cinq générations.

À l’été 2020, alors que les touristes reviennent prudemment en Islande après un printemps pandémique, un homme qui a perdu la mémoire se retrouve dans une région reculée du pays. Au fil de ses conversations avec les habitants du coin, il se met à écrire l’histoire de leurs ancêtres pour que les morts ne soient jamais oubliés. Ainsi, le narrateur remonte plus d’un siècle de gens qui ont lu, vécu, aimé, trahi et trépassé. Il y a Aldis, qui a quitté Reykjavik pour être avec l’homme dont elle est tombée amoureuse. Ou encore Eirikur, qui a parcouru le monde avant de retourner chez les siens. « Celui ou celle qui se coupe de ses racines, qui les perd et fuit son passé, n’a plus nulle part où aller », écrit Stefánsson.

Dans ce fjord « à l’écart du monde », qui retient captif et apaise en même temps, la vie coule à un rythme distinct, à mille lieues des mutations qui transforment l’Europe à la même époque. Le texte est émaillé de phrases qu’on a envie de souligner et de relire – « même en plein soleil, nous abritons en nous des vallées de ténèbres » –, magnifiquement traduit par Éric Boury, qui est considéré comme l’un des plus grands passeurs de la littérature islandaise. Il a d’ailleurs été couronné du Grand Prix de traduction de la Société des Gens de Lettres à la parution de D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds.

Traversé de part et d’autre par la pensée de Kierkegaard comme de la musique de Bob Dylan, Leonard Cohen, Les Beatles et Nick Cave, parmi tant d’autres, ce roman, qui a remporté le Prix du livre étranger 2022 France Inter/Le Point, sonde l’histoire de ces hommes et de ces femmes qui ont dû prendre des décisions déchirantes – partir, se résoudre à son destin ou abandonner – et explore les paradoxes de l’existence avec une universalité qui dépasse les frontières d’une époque ou d’un territoire.

Le livre d’un combat

Jardin radio

Charlotte Biron

Le Quartanier

136 pages

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Il existe des livres qui camouflent ce que leur écriture a coûté à leur auteur, et d’autres dont la force tient plutôt à ce qu’ils placent au cœur du texte leurs propres difficultés à dire sans cliché ce qu’ils tentent de nommer. Jardin radio, prenante première parution de Charlotte Biron, appartient à cette seconde catégorie.

Aux prises avec une tumeur à la mâchoire, la narratrice de ce récit écrit moins « l’histoire d’une tumeur », comme elle le précise, que celle d’un corps qui prend pour la première fois pleinement conscience de lui-même au moment où tombe le diagnostic. Habitée par toutes les voix que crache sa radio, des voix sans corps, la jeune femme se prend à rêver à une existence délestée du poids que représente cette enveloppe dans laquelle nous nous déplaçons. « Ma voix n’aurait jamais plus de comptes à rendre au corps. »

Si Jardin radio est un livre de combat – ce mot que l’on emploie ad nauseam pour désigner l’attitude optimale à adopter face à toute forme de problème de santé grave –, il ne s’agit pourtant pas d’un combat pour rester en vie. Parlons plutôt d’un combat contre le langage lui-même, dont Charlotte Biron doit se méfier afin que son vocabulaire ne soit pas noyauté par toutes ces métaphores, euphémisantes ou guerrières, qui semblent mal traduire le temps dilaté et anxiogène des traitements.

« Contrairement à d’autres sensations, il n’y a pas beaucoup de synonymes pour le mot douleur. Mes notes sur le sujet sont laconiques », observe celle qui parvient à ne pas laisser ses phrases se faire envahir par ces formules toutes faites, et donc fictives, qui suggèrent que la souffrance physique et la solitude sont des lieux dont on revient un jour complètement.

Avec une absence totale de pathos, Charlotte Biron signe un des livres les plus émouvants de l’année.

— Dominic Tardif, La Presse

Pour lecteurs avertis

Au temps sublime

Louise-Amada D.

La peuplade

243 pages

* * 1/2

Audacieuse proposition que voilà. Pour un tout premier roman, Louise-Amada D. propose ici une sorte de journal orgasmique comme il s’en fait peu. Inspirée par Violette Leduc (la protégée de Simone de Beauvoir, à qui l’on doit de nombreux textes érotiques), l’autrice (au nom fictif) témoigne ce faisant d’une plume suave et archisensuelle, aussi graphique que poétique. Disons que si vous avez envie de vous évader de l’actualité dans la luxure (pardon, l’autoluxure), vous serez servis. Plus qu’à satiété.

Le « journal » est divisé en deux parties : la rupture amoureuse, puis la délivrance dans la jouissance. Le tout raconté comme un poème, avec une plume chaude et imagée. Crue et assumée. C’est à la moitié du livre que cela s’enflamme, avec une enfilade d’orgasmes – un, deux, trois, jusqu’à dix même –, il faut dire qu’on finit par perdre un peu le compte. Le plaisir féminin n’aura plus aucun mystère pour vous après une telle lecture, c’est assuré. Rarement a-t-on lu une description aussi concrète, impressionniste et réaliste à la fois de la chose, odeurs, fluides et sueurs inclus. À répétition.

Est-ce que c’est trop ? Assurément. Mais on se laisse prendre au jeu, parce qu’il y a quelque chose d’enivrant à tout cela. Et la plume ensorcelante de l’autrice y est assurément pour quelque chose. N’empêche que si le récit finit plutôt bien (et pas qu’au sens de happy end), on se demande encore, une fois la lecture achevée, où tout cela voulait finalement nous mener.

— Silvia Galipeau, La Presse

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