Vaccin contre le Covid

Dans le secret du laboratoire russe

Depuis cet été, le Spoutnik V a été injecté à 14 000 volontaires.

« Sans peur », proclame son tee-shirt. Ce jeune Russe joue les durs, mais c’est pour protéger ses « babouchkas » qu’il a décidé de faire le cobaye. Parmi les 42 vaccins testés sur l’homme dans le monde, seuls 10 ont atteint la phase 3. Il s’agit d’en vérifier tant l’efficacité que l’innocuité sur des dizaines de milliers de personnes. Pour vaincre l’ennemi de la planète, la course s’accélère. Dans le peloton de tête, la Russie, l’Allemagne, les Etats-Unis. En France, l’Inserm fait à son tour appel à des milliers de volontaires.

Pour la première fois, une équipe de journalistes occidentaux a pu pénétrer dans ce labo top secret. Ici, on développe un vaccin à vecteur viral. Il contient des adénovirus auxquels on attache un élément clé du coronavirus : sa protéine S. C’est elle qui lui donne son aspect de couronne et lui permet de fusionner avec des cellules humaines. Résultat de l’opération : un germe inoffensif, qui ressemble assez au coupable pour que le corps apprenne à s’en défendre. Avec Spoutnik V, la Russie joue son prestige sur la scène sanitaire. Mais aussi géopolitique.

Moscou, aéroport Cheremetievo. Tous les passagers sont testés. Résultat du test PCR disponible… en une heure à peine. Ce 10 octobre, jour de notre arrivée, 13 592 cas de Covid ont été enregistrés en 24 heures, et près de 250 morts. Des chiffres sous-estimés, selon certaines sources. Pourtant, à l’inverse de Paris, aucun stress n’est perceptible dans la capitale russe. Gel hydroalcoolique à disposition mais pas de couvre-feu et un port du masque très théorique. Dans le métro, pas de peur non plus. Les Russes en ont vu d’autres. Vingt millions de morts pendant la Seconde Guerre mondiale, soixante-dix ans de communisme… de quoi rendre un peuple stoïque.

Les savants de Poutine sont à la pointe de la recherche, comme hier les pionniers de la conquête spatiale.

Un bâtiment gris et sans âme d’une vingtaine d’étages, au milieu des arbres, en plein cœur de Moscou, nous attend. Pour être vacciné à la clinique 220, il suffit de s’inscrire sur une plateforme (mos.ru). Natalia Markova, médecin chef de la clinique, nous explique : « Nous retenons les patients sans antécédents médicaux. Nous écartons les femmes enceintes et, évidemment, ceux qui ont déjà contracté le Covid. L’injection a lieu en deux temps, à vingt et un jours d’écart. » Quarante mille volontaires ont été retenus sur 60 000 candidats, 14 000 d’entre eux ont déjà reçu la première partie du vaccin, et 3 000 la seconde. Parmi eux, 1 233 Moscovites.

Ce matin, Michael Janikov, 25 ans, a rendez-vous pour sa première injection. Avec ses bras couverts de tatouages, il évoquerait plutôt l’étudiant rebelle, mais il nous confie être là pour protéger ses deux grand-mères, de 77 et 70 ans. Il a entendu parler du Spoutnik V à la télévision. Un homme en complet gris sombre et cravate rose s’interpose, Vladimir Tereshenko, directeur adjoint de l’établissement : « Vous ne pouvez pas parler aux volontaires ni photographier la table où sont empilés leurs dossiers médicaux. Nous devons respecter une certaine confidentialité. » Lui ne craint pas de m’annoncer qu’il a été le deuxième patient à se faire vacciner à Moscou. Natalia, la médecin chef, ne l’a pas encore fait, mais elle sort son portable de sa blouse pour me montrer la vidéo de ses jumeaux, Lavrentiy et Nicolay, recevant leur piqûre.

Scène ordinaire : près des deux gros congélateurs, où sont stockés les vaccins, Michael, l’étudiant tatoué, relève sa manche. L’infirmière plonge la seringue dans une fiole barrée d’un numéro de série puis, le plus délicatement possible, lui pique le bras. « Bien sûr que j’ai peur, m’avouera-t-il. Mais moins du vaccin que du Covid. J’ai vu des copains tomber gravement malades. » En se dirigeant vers la sortie, il récupère un numéro qu’il devra inscrire sur l’application téléchargée sur son portable. Dès ce soir, un médecin lui passera un coup de fil. « La première journée, explique Natalia, environ 15 % des patients connaissent une légère poussée de fièvre, jusqu’à 38 °C. Ils peuvent aussi avoir une réaction allergique à l’endroit de l’injection ou encore quelques maux de tête. » Au cours des trois prochains jours, Michael sera contacté plusieurs fois. Il est autorisé à voyager mais devra le signaler. Tout au long des 110 jours du protocole, il s’est engagé à tenir un journal de bord. « Chacun est libre de quitter le programme, assure Vladimir Tereshenko. Trois personnes l’ont déjà fait. Tout est basé sur le principe du volontariat. Il n’y a aucune compensation financière, mais chaque patient est assuré. »

Direction l’Institut national de recherche épidémiologique et microbiologique Gamaleya, au cœur de la recherche sur le Covid-19. Le secret de la fabrication du vaccin se cache loin de la clinique 220, au milieu d’un grand parc de 20 hectares en bordure d’une forêt dans l’ouest de Moscou. Pour attirer les investisseurs étrangers, un fonds d’investissement spécial (RDIF) a été créé en 2011 par le gouvernement. « Nous avons débloqué 100 millions de dollars, essentiellement pour le lancement et la production du vaccin », explique Kirill Dmitriev, son P-DG. Les scientifiques travaillent en étroite collaboration avec BGI, le plus grand centre de séquençage de l’ADN au monde basé à Pékin. Accusés d’avoir d’abord tenté de dissimuler la pandémie, les Chinois ont voulu se rattraper en mettant à disposition, de façon transparente, leurs découvertes sur le génome du Covid-19.

En Russie, la recherche médicale a pris deux directions. D’abord la confection de tests rapides et de laboratoires mobiles (comme ceux de l’aéroport) dont l’équipement tient dans deux grosses valises. Ensuite, la fabrication d’un antiviral : Avifavir, l’équivalent du Remdesivir américain, utilisé en France. La société russe ChemRar possède dans sa bibliothèque la variante chinoise (développée par le laboratoire Hisun) de cet antiviral d’origine japonaise.

Le vaccin est développé dans un institut, au coeur d’un parc. Juste en face de l’immeuble où le poison novitchok était produit.

Les travaux sur le vaccin ont démarré en février. Là encore, les scientifiques russes sont partis de l’observation d’une vingtaine de vaccins déjà existants, de la lutte contre la grippe jusqu’à Ebola. « Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est ici que se font les recherches sur les virus les plus dangereux », nous explique Alexey Urazov, le directeur de la communication du RDIF, en désignant un immeuble en brique quelque peu délabré. « Vous allez me demander si c’était là aussi qu’on confectionnait le novitchok [l’agent innervant développé par l’Union soviétique dans les années 1970, et dont a été victime l’opposant russe Alexeï Navalny]. C’était juste de l’autre côté de la rue… »

L’aspect vétuste du bâtiment est trompeur. Après avoir arpenté un dédale de couloirs sombres et escaladé des marches ébréchées, on découvre une multitude de petits laboratoires dotés de technologies dernier cri, en particulier un département d’immunologie et un autre de génétique. Depuis le vivarium situé dans le même bâtiment, un coq chante. Vladimir Gushchin, le scientifique responsable des recherches, nous explique que trois espèces d’animaux ont été utilisées dans la recherche sur le vaccin : des souris transgéniques, des hamsters originaires de Syrie et des primates. « Le 17 mars, dit-il, quand le premier Russe infecté est rentré de Rome, nous avons commencé à tester le virus sur nos animaux. Nos essais précliniques se sont achevés à la mi-juin. »

« En réalité, nous expliquera le lendemain Alexander Ginsburg, directeur de Gamaleya, la technologie que nous utilisons est née il y a vingt-cinq ans, avec pour objectif la thérapie génique. Elle permet d’introduire dans l’organisme humain un gène sain pour suppléer un gène défectueux. Elle vise aussi à créer une immunité protectrice contre les virus dits à ARN enveloppé. Or, à l’époque, il n’y avait aucun débouché commercial. Il a fallu attendre 2014, lorsqu’une épidémie du virus Ebola a frappé l’Afrique, pour qu’elle se révèle utile. Nous avons alors conçu trois vaccins, dont l’un a été utilisé avec succès en Guinée. Puis un vaccin contre le Mers, un coronavirus cinq fois plus mortel que le Covid-19, qui a frappé le Moyen-Orient en 2012. Ce type de virus est le plus dangereux car il s’adapte rapidement à un environnement changeant. » Le vaccin mis au point contre l’épidémie qui traverse aujourd’hui la planète est composé de la protéine S du coronavirus, c’est-à-dire de fragments qui ne permettent pas sa reproduction, insérés dans le génome d’un adénovirus. L’organisme du patient réagit comme s’il était face au virus : il développe des armes immunitaires ciblées.

« The Lancet » affirme même que ce vaccin pourrait offrir une protection à long terme.

Aujourd’hui, la Russie est encore en phase 3 de son expérimentation, mais quand on évoque le scepticisme qui a accueilli cette annonce de Vladimir Poutine le 11 août, Alexander Ginsburg rétorque que les scientifiques, eux, se sont montrés plus confiants : « The Lancet, la revue référence du monde des sciences, a confirmé la pertinence de nos travaux », dit-il. Début septembre en effet, la prestigieuse revue britannique publiait le résultat de deux essais sur 76 patients russes : 100 % avaient produit des anticorps. « The Lancet » est même allé jusqu’à affirmer que le vaccin russe pouvait déclencher une réponse de certaines cellules du système immunitaire, les lymphocytes T, ce qui offrirait une protection à plus long terme que les simples anticorps. En parallèle, l’Organisation mondiale de la santé a inclus Gamaleya dans sa liste des dix instituts dans le monde susceptibles de fabriquer un vaccin contre le Covid-19. Pour Alexander Ginsburg, l’échéance est de dix à douze mois.

Le nom de Spoutnik V, en référence au premier satellite artificiel, n’est pas pour rien dans ce sentiment que le vaccin russe était d’abord un objet de propagande. À l’échelle de la géopolitique mondiale, il donnait à la lutte contre la pandémie un parfum de guerre froide. « Mais ce ne sont pas nous, les scientifiques, qui l’avons choisi, s’insurge Alexander Ginsburg. Il fallait, je pense, un nom connu de tous les Russes et qui leur rappelle de bons souvenirs. » Mais n’oublions pas que la Russie a appris le capitalisme… « Les estimations les plus modestes sur les bénéfices de la commercialisation tournent autour de 100 milliards de dollars », rappelle le directeur de l’institut.

Le jour de notre visite justement, Gamaleya semblait marquer le point contre un de ses rivaux, le groupe pharmaceutique Johnson & Johnson, obligé de cesser ses essais cliniques de phase 3 en raison d’une maladie inexpliquée apparue chez un des 60 000 volontaires. En septembre, les essais cliniques, développés par l’université d’Oxford pour un vaccin produit par l’australien AstraZeneca, considéré jusque-là comme l’un des plus prometteurs, ont également été interrompus après qu’une pathologie inexpliquée (une myélite transverse, selon le New York Times, c’est-à-dire une inflammation de la moelle épinière, probablement déclenchée par une infection virale) est apparue chez un participant. Alexander Ginsburg ne veut pas s’en réjouir. Tout juste croise-t-il les doigts. « Cela pourrait très bien nous arriver à nous aussi. N’oubliez pas que n’importe quelle étude clinique de masse peut se heurter à ce type de contretemps. Je souhaite à mes collègues britanniques et américains que cela ne mette pas en péril la mise au point de leur vaccin. Car pour toute l’humanité, il y a urgence. »

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