La recette pour résister au virus

Alors que les CHSLD décimés par la COVID-19 font la manchette depuis des mois à Montréal, une poignée d’établissements n’ont enregistré aucun cas ni décès. Ce succès, passé sous silence jusqu’ici, est tout sauf le fruit du hasard.

Un dossier de Caroline Touzin et de Gabrielle Duchaine

Un CHSLD comme une forteresse

À Montréal, les CHSLD publics restés « froids » depuis le début de la pandémie se comptent sur les doigts d’une main. Parmi les rares épargnés par la COVID-19 : le Pavillon Camille-Lefebvre, à Lachine. Voici comment cet établissement qui logeait pourtant une clientèle très vulnérable a empêché le virus d’y faire des ravages.

« Il n’y a aucun doute que les conséquences seront mortelles pour nos patients les plus vulnérables. »

Avant même que le virus n’arrive au Canada, alors que la COVID-19 frappe durement la Chine, la Dre Ewa Rajda s’inquiète du sort des patients ventilo-assistés du Pavillon Camille-Lefebvre.

Dans ce CHSLD public de Lachine, 20 lits sur 135 sont réservés à cette clientèle « extrêmement vulnérable », dépendante d’un respirateur pour assurer la ventilation.

« On ne peut pas se permettre de prendre le moindre risque », s’est dit la spécialiste des maladies infectieuses du Centre universitaire de santé McGill (CUSM).

Le Pavillon Camille-Lefebvre est l’unique CHSLD public de Montréal à être sous la gouverne d’un centre hospitalier universitaire – soit le CUSM.

Les autres CHSLD publics de la métropole sont sous la responsabilité des Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) – des mégastructures qui regroupent, en plus des CHSLD, des hôpitaux, des CLSC, des centres de réadaptation et des centres de protection de l’enfance et de la jeunesse.

La Dre Rajda a été affectée très vite à la protection du Pavillon Camille-Lefebvre qui jouxte l’hôpital de Lachine (aussi sous la responsabilité du CUSM). Sa mission : empêcher le virus d’y faire des ravages.

Depuis le début de la pandémie, seuls 3 des 60 CHSLD publics de la métropole sont restés « froids ». En d’autres termes, aucun résidant n’a été infecté par la COVID-19, selon des données transmises à La Presse à la mi-juin par les cinq CIUSSS qui couvrent le territoire de la métropole. Le Pavillon Camille-Lefebvre fait donc partie des très rares épargnés.

Ce n’est pas le fruit du hasard.

D’abord, contrairement à beaucoup de CHLSD sous la responsabilité des CIUSSS, il y a un patron sur place. Plus précisément une patronne : Chantale Bourdeau. Ne vous fiez pas à son titre de directrice adjointe, « c’est elle la boss », indique le PDG du CUSM, le DPierre Gfeller. Et elle a pris des « mesures énergiques » pour prévenir une éclosion, vante-t-il, en bénéficiant de l’expertise de la Dre Rajda.

S’inspirant de ce qui a été instauré au CUSM, Mme Bourdeau a pris l’initiative de mettre sur pied un comité de coordination des mesures d’urgence pour l’hôpital de Lachine et le Pavillon Camille-Lefebvre, comité qui se réunit chaque jour depuis trois mois. « On aborde les problèmes de chacun des secteurs à mesure qu’ils se présentent et on trouve des solutions tous ensemble », explique la gestionnaire.

Relâche scolaire et mouvements de personnel

En plus de fermer rapidement ses portes aux visiteurs, le CHSLD a obligé ses employés qui revenaient d’un voyage à l’étranger après la relâche scolaire – la première semaine de mars – à se mettre en quarantaine, et ce, dès le 8 mars. Ils ne sont donc pas rentrés au travail le lundi matin, contrairement à ceux d’autres établissements de santé où il y a eu des éclosions par la suite.

Rappelons que cela a pris quatre jours au retour de la semaine de relâche pour que le gouvernement du Québec demande à tous les Québécois qui rentraient de voyage de s’isoler de façon préventive pendant 14 jours ; une annonce faite le 12 mars.

Autre mesure cruciale : le CHSLD qui compte 280 employés a interdit tout mouvement de personnel. Ainsi, depuis trois mois, les partages d’employés entre l’hôpital et le CHSLD ont cessé. « Au début, notre inquiétude, c’était vraiment cette proximité avec l’hôpital [de Lachine]. On est littéralement collés », décrit Mme Bourdeau. Et personne – sauf exception – ne circule désormais entre les deux sites.

Non seulement cela, mais l’équipe qui travaille auprès des patients ventilo-assistés ne change plus d’étage. « On a ségrégué le personnel, à l’intérieur même du CHSLD », résume la gestionnaire.

Pas d'agences de placement

Élément clé également : le Pavillon Camille-Lefebvre ne fait pas affaire avec des agences de placement privées. Ces services de location de personnel sont montrés du doigt pour leur contribution à la propagation du virus dans des CHSLD.

Cela étant dit, le DGfeller ne jette pas la pierre à ses confrères gestionnaires qui y ont eu recours pour combler leurs besoins en main-d’œuvre.

« C’est dur de se sevrer des agences tout d’un coup. Quand mes collègues se sont rendu compte du rôle que ça jouait dans la pandémie, il était déjà tard. Le feu était pris. »

— Le DPierre Gfeller, PDG du CUSM et ancien PDG du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal

Comme le risque de contamination vient des employés asymptomatiques ou avec de légers symptômes, un triage « agressif » avec un questionnaire très poussé sur leur état de santé a été mis en place au Pavillon Camille-Lefebvre et à l’hôpital de Lachine, poursuit le DGfeller.

Le tout se déroule sous une tente installée à l’extérieur des deux établissements.

« Dès le 16 mars, on a instauré ce système de triage, un peu comme un poste frontalier qu’il faut franchir avant d’accéder à l’hôpital ou au Pavillon ; une barrière entre la communauté et nos milieux de soins. »

— Claude Briault, chef de service des installations matérielles

Ce système fonctionne de jour comme de nuit, sept jours sur sept. « Ça gruge du temps, je ne vais pas vous mentir, mais ça nous a beaucoup aidés à rester froids », souligne pour sa part la Dre Rajda.

Au moindre doute sur les symptômes, l’employé est envoyé passer un test de dépistage – aussi sous la tente. Il ne retourne pas au travail tant qu’il n’a pas reçu son résultat.

Et si l’état de santé d’un employé se dégrade durant un quart de travail, il est immédiatement retiré de l’unité de soins. « On l’envoie se faire tester sans attendre », souligne France Nadon, infirmière et conseillère en prévention et contrôle des infections (PCI) au CHSLD.

Passeport requis

À l’image du passeport pour traverser la frontière, un système de coupon a été mis en place. Pour pouvoir entrer travailler, les employés doivent montrer à l’agent de sécurité posté aux entrées le coupon reçu au triage.

Au total, 10 employés – du CHSLD et de l’hôpital de Lachine confondus – ont été déclarés positifs à la COVID-19 depuis le début de la pandémie. Parmi eux, un seul avait été en contact avec des patients pendant un quart de travail et il n’a contaminé personne.

Des enquêtes épidémiologiques ont été menées rapidement, souligne la Dre Rajda, pour repérer tous ceux qui avaient été en contact avec les collègues infectés – en remontant 48 heures avant l’apparition des symptômes – et pour les isoler au besoin.

Au départ, des employés ont trouvé le système de triage « intrusif », ajoute le DGfeller. Mais ils ont compris que tout cela était mis en place pour protéger les plus vulnérables, dit-il.

« Au CUSM, nous avons une grande expertise en prévention et contrôle des infections. La Dre Rajda a fait un travail exceptionnel », raconte le PDG du CUSM. « On peut appeler la Dre Rajda jour et nuit », ajoute Mme Nadon, conseillère en PCI.

Prévention active

Aussi, le port du masque obligatoire a été instauré dans les deux établissements. « On a développé une culture de prévention des infections au point qu’aujourd’hui, un employé d’entretien ou des installations matérielles va vous interpeller dans le corridor si vous ne portez pas votre masque correctement pour vous expliquer comment le porter », affirme Mme Nadon.

Avec le déconfinement de Montréal, le CHSLD assouplit un peu ses règles, entre autres en rouvrant ses portes aux proches aidants. Sauf que ce faisant, le risque de contamination augmente. Une équipe du CUSM a réalisé une vidéo à leur intention. Dans la semaine de leur retour, les proches aidants ont dû la regarder chaque matin. « Ils la connaissent par cœur », lance l’infirmière conseillère en PCI.

Face au spectre d’une deuxième vague, le PDG du CUSM ne veut pas faire de « triomphalisme ». « Ça demeure un endroit fragile. Ça peut toujours entrer, insiste le PDG du CUSM. Et si ça entre chez nos ventilo-assistés, ça va être très grave. »

Les trois CHSLD publics de Montréal épargnés par la COVID-19

• Le Pavillon Camille-Lefebvre (CUSM)

• Le CHSLD Father-Dowd (CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Ile-de-Montréal)

• Le CHSLD Dante (CIUSSS de l’Est-de-Montréal)

Sources : le CUSM et les cinq CIUSSS sur le territoire de Montréal

Six grands CHSLD de Montréal ont tenu bon face à la tempête

Dans l’île de Montréal, 6 CHSLD de 100 lits et plus ont été épargnés par la pandémie, ne recensant aucun décès parmi leurs résidants. Selon la compilation de La Presse, 5 des 6 établissements sont publics et un est privé. En moyenne, dans les 170 CHSLD que La Presse a analysés, le taux de décès est de 13 %. Les pires taux de décès dépassent 40 %, notamment à Laval. Parmi ces 6 établissements de l’île de Montréal, trois CHSLD publics n’ont même eu aucun cas chez les résidants (voir autre texte). Il s’agit du CHSLD Father-Dowd, du CHSLD Dante et du Pavillon Camille-Lefebvre (Centre universitaire de santé McGill). Au privé, cet exploit dans l’île a été réalisé par le Château Westmount. Dans la région métropolitaine, d’autres CHSLD ne recensent aucun décès. Mentionnons, parmi eux, la Résidence Riviera (privé conventionné, Laval), le Centre d’hébergement de Montarville (public, Saint-Bruno) et le Centre d’hébergement du Manoir Trinité (public, Longueuil).

Hôpital Chinois de Montréal

Des employés masqués dès janvier

Plus de deux mois avant le début de la pandémie au Québec, les employés de l’Hôpital chinois de Montréal portaient déjà leurs propres masques au travail. De l’extérieur, certains trouvaient qu’ils exagéraient. Aujourd’hui, le CHSLD a l’un des meilleurs bilans de la métropole. Analyse d’un autre succès.

La coordonnatrice de l’établissement du quartier chinois l’admet d’emblée. Lorsque les employés du centre d’hébergement qui accueille 128 aînés en perte d’autonomie, d’origine majoritairement asiatique, ont commencé à se présenter au travail avec leurs propres masques en janvier, elle a trouvé ça un peu « extrême ».

« Nous, on n’était pas encore rendus là. On ne portait pas de masques. On n’en était pas encore à tout annuler. Je les trouvais anxieux, raconte Sandra Lavoie. J’ai même fait venir un médecin de la Direction de santé publique pour atténuer leurs craintes. »

Aujourd’hui, elle les considère plutôt comme avant-gardistes.

« Eux autres, ils savaient. Ils étaient branchés [sur ce qui se passait en Chine]. Ils le vivaient plus de l’intérieur. »

— Sandra Lavoie, coordonatrice de l'Hôpital chinois

Quelque 70 % des 200 employés de l’endroit sont issus de la communauté chinoise. « Ils avaient des liens avec de la famille, des amis là-bas. Dès le départ, ils voyaient la gravité de la situation », dit Mme Lavoie.

Alors que la majorité des centres d’hébergement pour aînés de la métropole ont été submergés par le coronavirus, l’Hôpital chinois ne compte aucun décès et un seul cas parmi ses résidants. De surcroît, le malade n’a pas été contaminé dans l’établissement. Il a contracté le virus durant une de ses visites hebdomadaires dans un centre hospitalier où il reçoit des traitements de dialyse.

Cinq employés ont aussi été déclarés positifs depuis le début de la crise. Quatre sont des cas de transmission communautaire. Un cinquième est un employé qui était allé prêter main-forte dans un autre CHSLD. Il est mort de la COVID-19.

À ce jour, les employés malades n’ont infecté ni leurs collègues ni leurs résidants.

Le succès de l’établissement dans la lutte contre le virus est tel que la PDG du CIUSSS Centre-Sud de Montréal, Sonia Bélanger, a demandé à l’École de santé publique de l’Université de Montréal d’en faire l’objet d’une étude.

Pourtant, lorsque les premiers cas de COVID-19 ont été déclarés au Québec, Mme Bélanger s’est inquiétée pour l’Hôpital chinois. « Je me disais, ça va être le premier CHSLD [touché]. Ça va être celui-là. J’étais convaincue. »

Ostracisme

À l’époque, les liens entre les Chinois vivant en Chine, berceau du nouveau coronavirus, et ceux habitant ici suscitaient plusieurs appréhensions au sein de la population. Tellement, raconte Mme Bélanger, que le CIUSSS a reçu au début de l’année de nombreux appels de parents qui ne voulaient pas envoyer leurs enfants à l’école avec des petits d’origine chinoise.

« La communauté chinoise était ostracisée, se souvient Sandra Lavoie. J’ai des employés qui gardaient leurs enfants à la maison parce qu’ils se faisaient ostraciser dans la cour d’école. Il y en a qui se faisaient dire des mots quand ils allaient chercher leur café. »

Mais pendant qu’ils étaient montrés du doigt, ces ressortissants se préparaient à affronter la vague qui allait inexorablement frapper le Québec.

Il y a bien sûr eu ces masques, amenés de la maison par les employés du CHSLD.

« Ailleurs, on arrachait carrément les masques du visage des employés qui en portaient. On leur disait qu’ils allaient créer la panique. Mais là, on les a laissés les porter. Avec toutes les choses qu’on sait maintenant, on croit que ça a eu un effet. On l’a remarqué dès le départ. »

— Alain Croteau, président du syndicat CSN du CIUSSS Centre-Sud, qui représente les travailleurs de l’Hôpital chinois

Puis il y a eu les fêtes du Nouvel An chinois qui devaient être célébrées en grand dans l’établissement, et que les familles des résidants et les organismes communautaires participants ont fait annuler.

« Ils nous disaient qu’ils ne viendraient pas. Que ce n’était pas sécuritaire de faire des rassemblements. Et nos employés étaient tout à fait d’accord », relate Sandra Lavoie.

Quand les mesures sanitaires comme l’interdiction des visites ont été ordonnées par Québec en mars, non seulement les familles des bénéficiaires les ont appuyées, mais elles « trouvaient que ça arrivait tard ».

Et depuis que l’équipement complet (masque, blouse, gants et visière) est devenu la norme dans tous les CHSLD, « mon monde respecte les consignes à la lettre ».

L’équipement, précisent toutefois plusieurs observateurs, n’est pas la seule clé du succès.

Stabilité

D’autres particularités propres au CHSLD du quartier chinois ont aussi contribué à limiter la propagation du virus.

D’abord, alors que plusieurs autres établissements du même type ont cruellement manqué de personnel depuis mars, celui-ci n’a eu aucun problème de pénurie, dit la coordonnatrice.

« C’est un milieu qui est beaucoup plus stable », note José Carufel, du Syndicat canadien de la fonction publique, qui représente aussi des employés.

« Il y a des postes où il faut parler le mandarin ou le cantonais. Beaucoup d’employés sont issus de la communauté chinoise. Il y a un sentiment d’appartenance. Les gens ne se sont pas promenés d’un établissement à l’autre. »

— José Carufel, du Syndicat canadien de la fonction publique

La direction indique aussi ne jamais avoir manqué d’équipement. Mieux que ça, la fondation de l’Hôpital chinois lui a offert son soutien si elle venait à en manquer. Elle a aussi reçu des dons de la part de membres de la communauté.

Sandra Lavoie précise aussi que le bâtiment a été construit il y a 20 ans, ce qui en fait le CHSLD le plus récent du CIUSSS. Les espaces de vie sont grands, ce qui facilite la distanciation. Le système de ventilation est récent.

Reste que, note Sonia Bélanger, PDG du CIUSSS, « La peur, la méfiance a fait en sorte qu’ils ont respecté dès le début les règles. Ils ont commencé à porter des masques avant qu’on les distribue. »

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