Traquer les pédophiles en direct
« J’en ai vu un la semaine passée qui est là depuis 2013. Il n’a pas encore été arrêté parce que [les policiers] n’ont pas le temps. »
L’enquêteur Laval Tremblay de la Sûreté du Québec scrute l’écran de son ordinateur. Il est 10 h 41, un jeudi de novembre 2021. Sous l’œil du policier, des points rouges apparaissent un à un sur une carte de la province. Au début, il n’y en a qu’une poignée. Mais au fil des minutes, la carte en est couverte.
Derrière chacun de ces points se cache un prédateur sexuel qui, sous nos yeux et en temps réel, rend disponibles à d’autres pédophiles des photos et des vidéos montrant des enfants nus, violés ou agressés sexuellement. Si l’enquêteur Tremblay peut les voir ainsi en action, c’est grâce à un logiciel espion mis sur pied par un organisme à but non lucratif américain, la Child Rescue Coalition, offert aux polices de partout dans le monde. La Sûreté du Québec est une des rares à l’utiliser au pays. Elle a accepté de le montrer à La Presse afin de donner une idée, très parcellaire, il faut le préciser, de l’ampleur du fléau de l’exploitation sexuelle des enfants qui ravage la Toile.
Un peu à l’image d’une caméra de surveillance dans une banque, le logiciel surveille les faits et gestes des prédateurs dans les tréfonds du web et identifie l’adresse IP de leur ordinateur, ce qui permet de les situer géographiquement. Dans la dernière année, seulement au Québec, le logiciel a enregistré 4477 adresses IP d’ordinateurs différents qui partageaient des images pédopornographiques sur la Toile, dont la moitié sur l’île de Montréal.
De la pornographie juvénile, « c’est sûr à 100 % qu’ils en ont », dit Laval Tremblay.
Pourtant, seule une fraction de ces criminels est arrêtée chaque année. Pourquoi ? La réponse est simple. La police est débordée.
En plus des milliers de délinquants sexuels repérés par l’outil de la Child Rescue Coalition, les équipes spécialisées dans la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants sur l’internet, comme celle de Laval Tremblay, sont littéralement submergées par des plaintes et des signalements de crimes pédopornographiques. Depuis la pandémie, leur nombre a explosé. Alors que la Child Rescue Coalition débusque des prédateurs dans les coins sombres du web, les signalements reçus par la police, eux, concernent majoritairement des crimes commis sur des plateformes grand public, comme Snapchat, Facebook, Messenger ou Instagram. Et comme il s’agit de plaintes, la police doit les traiter en priorité.
« On n’a pas assez de monde. Moi [la carte], j’ouvre pas ça tant que mon boss ne me le dit pas. Je ferme mon ordinateur, je me ferme les yeux et je me bouche les oreilles, puis je fais mes autres dossiers [liés à des plaintes]. »
— Laval Tremblay, enquêteur de la Sûreté du Québec
Laval Tremblay est policier depuis 30 ans, dont 10 à lutter exclusivement contre l’exploitation sexuelle des enfants sur le web.
Une avalanche de plaintes
En écartant l’outil de la Child Rescue Coalition, la SQ a reçu, entre le 1er avril 2020 et le 31 mars 2021, 2006 signalements d’infractions liées à de la pédopornographie survenue dans la province, provenant principalement des géants du web.
Et l’année 2021-2022 s’annonce aussi occupée, sinon plus. Le corps policier comptait déjà, entre le 1er avril et le 6 octobre 2021, 1234 signalements. « Ça devrait dépasser [l’année précédente] ou être similaire », prévoit le lieutenant Marc-Antoine Vachon, qui dirige la division des enquêtes sur l’exploitation sexuelle des enfants sur l’internet à la Sûreté du Québec.
À titre comparatif, on comptait 1137 signalements pour toute l’année 2019-2020. « Le confinement a fait en sorte que les gens sont plus devant leur ordinateur et consomment de la pornographie parce que le filtre social n’existe plus. Je pense aussi que les techniques de détection s’améliorent », résume le lieutenant Vachon pour expliquer la hausse.
De ces milliers de plaintes, la SQ en redistribue à des corps de police municipaux. Puis elle traite celles qui sont sur son territoire. Certaines se recoupent, d’autres sont écartées parce qu’elles sont trop « limite », que les enquêteurs ne sont pas certains que la victime est mineure, ou qu’il s’agit de cas d’auto-exploitation sexuelle, envoyés à d’autres équipes. Mais il en reste tout de même des centaines à gérer. En plus des milliers de prédateurs repérés par la Child Rescue Coalition.
« Oui, c’est hors de contrôle, mais en même temps, on ne peut pas faire 12 perquisitions par jour, parce que ça n’implique pas juste les enquêteurs, mais aussi les unités techniques [qui fouillent dans les ordinateurs pour extraire les images], qui desservent toute la SQ », dit le lieutenant Vachon, dont l’équipe compte 21 enquêteurs, 3 chefs et 5 coordonnateurs pour tout le territoire couvert par la police provinciale.
Bill Wiltse, ancien policier de l’État de l’Oregon, est le président de la Child Rescue Coalition. Après 8 ans à la tête de l’organisme qui dessert 10 000 corps de police dans 97 pays, l’homme s’est résigné. « Quand j’ai quitté mon service de police, j’ai pensé naïvement que si on réussissait à faire savoir aux forces de l’ordre que cette technologie existait, il pourrait y avoir assez d’arrestations pour mettre fin au problème [de l’exploitation sexuelle des mineurs sur l’internet] », dit-il.
« Mais je me suis rendu compte que les forces de l’ordre ne seront jamais suffisamment financées ou dotées d’assez de personnel pour pouvoir vraiment s’attaquer à ce problème. »
— Bill Wiltse, ex-policier de l’Oregon et président de la Child Rescue Coalition
Avant notre visite à la Sûreté du Québec, Laval Tremblay avait repéré le cas d’un homme, sur la carte, au sujet de qui il a pu voir assez d’éléments personnels dans les fichiers de son ordinateur pour l’identifier. « On sait qui il est et on sait où il habite. On sait ce qu’il fait, mais on ne peut juste pas aller le chercher [tout de suite], parce que si on le met sur la pile, on va y aller dans un an », dit-il.
« Est-ce que ça me tanne ? Bien oui, ça me tanne, tonne le policier. Mais ça fait 30 ans que ça me tanne de ne pas aller arrêter du monde quand on sait qu’ils font du mal. À un moment donné, il faut s’arrêter quelque part. »
Son champ d’expertise a ceci de déchirant : « On sait que 20 % de ces points-là, si on rentre dans la maison, on va sauver un enfant. »
Voici un exemple frappant : Sylvain Villemaire, ce psychoéducateur d’une école secondaire de Montréal-Nord condamné l’an dernier pour s’être « fait livrer » d’Afrique une fillette de 8 ans devenue son esclave sexuelle, est tombé dans la ligne de mire des policiers de Montréal grâce à la technologie de la Child Rescue Coalition. L’homme partageait en ligne de la pornographie juvénile. C’est une perquisition du SPVM à son domicile qui a révélé l’existence de sa victime.
Des arrestations qui font une différence ?
Entre avril 2019 et mars 2020, la division des enquêtes sur l’exploitation sexuelle des enfants sur l’internet de la SQ a procédé à 110 arrestations pour des crimes de nature pédopornographique. Elles sont montées à 128 dans les 12 mois suivants. La majorité des suspects ont été mis hors d’état de nuire à la suite de signalements.
Une goutte d’eau dans l’océan ? Non ! répond Marc-Antoine Vachon.
Ceux qui sont arrêtés, dit-il, « sont tous des personnes autour de qui un filtre social se crée ». « Ces gars-là, on ne les laissera pas avec des enfants. À elles seules, ces personnes représentent peut-être 500, 700, 800 signalements. J’ai peut-être réglé la moitié de mes signalements par ces arrestations-là. Alors non, je ne me sens pas impuissant. »
« C’est comme ça dans à peu près tous les créneaux d’enquête », relativise le policier responsable de la division des enquêtes sur l’exploitation sexuelle des enfants sur l’internet de la Sûreté du Québec.
« On aimerait ça, enlever tous les guns de la rue, mais on n’est pas capables. On aimerait ça, enlever toute la drogue, on aimerait ça, enlever tous les proxénètes… Mais tu fais ce que tu peux. »
— Marc-Antoine Vachon, responsable de la division des enquêtes sur l’exploitation sexuelle des enfants sur l’internet de la Sûreté du Québec
« La police est en arrière dans bien des choses dans la vie, mais s’il y a une chose sur laquelle on n’est pas en arrière, c’est vraiment la pornographie juvénile sur l’internet. Et je ne parle pas juste du Québec. Je travaille avec des policiers du monde entier et je vous dis, ces agresseurs-là, on est tous en avance sur eux autres, et on sait tous où ils sont. Il y a beaucoup plus de policiers sur l’internet », ajoute Laval Tremblay.
Malgré l’horreur à laquelle il fait face au quotidien, l’enquêteur demeure philosophe. « C’est un petit peu comme un policier qui fait du radar sur l’autoroute. Pendant qu’il écrit son ticket, des fois, il en passe un autre à 135 km/h. Le policier se dit : “Je le pognerai une autre fois.” C’est ça, faire de la police. De temps en temps, il faut faire des choix. »
« Le gouvernement du Québec fait un énorme effort », observe le policier, qui dit avoir rencontré chaque ministre de la Sécurité publique depuis 2012. « Chaque gouvernement a fourni de gros budgets pour nous appuyer. Mais c'est comme toute chose, si on avait deux fois plus, on en ferait deux fois plus. »
« C’est un peu décourageant lorsqu’on regarde les chiffres, parce qu’ils sont assez élevés », note Bill Wiltse. Mais selon lui, la situation au Québec n’est qu’« un symptôme de la gravité du problème dans le monde ». « C’est juste que c’est trop facile pour ces personnes de faire ce qu’elles font, avec l’impression de le faire dans l’anonymat. Alors elles continuent de le faire », dit-il.
Sur le terrain, M. Wiltse dénote une certaine lassitude. « Beaucoup d’enquêteurs à qui nous parlons [dans le monde] nous disent qu’ils sont sous-financés. Ils font du mieux qu’ils peuvent avec les ressources qui leur sont accordées. »