Société

2019 : que consomme une famille française

Cette photo est un classique de Match, réalisé ici pour la troisième fois de son histoire. C’est en 1952 que le magazine inaugurait l’exercice et réussissait en une seule image à témoigner de la réalité de l’alimentation des Français. À vous de chercher les différences...

Parfois une seule phrase suffit pour raconter une époque. Celle-ci, par exemple : la dépense annuelle de 360 000 francs correspond à celle d’une « ménagère économe qui achète à bon escient les produits de la pleine saison ». Elle apparaît sur une double page du n° 146 de Paris Match, le premier de 1952. Izis avait alors pris une photo en noir et blanc de la consommation alimentaire d’une famille française pendant l’année 1951. Les Duranton avaient posé, entourés de victuailles, au Félix Potin de la place Saint-Augustin, à Paris. Le journaliste précisait qu’il s’agissait d’une moyenne : « Personne, sauf coïncidence, n’a consommé exactement les aliments figurant sur la photo. » Près de 70 ans plus tard, alors que nous réalisons cette image pour la troisième fois de l’histoire du journal, l’avertissement reste valable.

Entre-temps, les marques et le marketing se sont imposés, les emballages en plastique ont remplacé les bouteilles en verre et le vrac, l’industrie agroalimentaire s’est mise à préparer les plats, les hypermarchés ont supplanté les épiceries et changé le paysage des périphéries des villes. Au fil des années, la part de leur budget que les Français consacrent à leurs repas s’est réduite drastiquement. Quand l’alimentation comptait pour 35 %, soit leur première dépense, en 1960, cette part ne s’élevait plus qu’à 20 % en 2014. Soit 3600 euros en moyenne par habitant sur l’année, selon l’Insee. Et, de plus en plus, ils se restaurent en dehors de chez eux – un quart de leur dépense. En revanche, ils passent toujours autant de temps à table. Ils sont même les champions du monde en la matière avec deux heures et onze minutes chaque jour en moyenne, comparativement à une heure et une minute pour les Américains, selon l’OCDE.

On connaît aujourd’hui de plus en plus finement l’alimentation des Français. Pour savoir quels produits et quelles quantités seraient nécessaires pour la photo, l’Insee nous a aidés à élaborer une méthodologie, à repérer les grandes catégories de denrées… Différentes sources ont été utilisées, principalement l’Insee, FranceAgriMer, le Crédoc, l’institut Kantar*. Combien de kilos de café une famille française achète-t-elle en une année ? Quelle quantité de fruits, de légumes ? De viande ? De fromage ? D’huile ? De pain ? Poste par poste, nous avons ensuite tout calculé pour une famille de deux adultes avec deux ados.

Des produits disparus

Entre 1951 et 2019, certains produits ont disparu des cuisines. Ceux aujourd’hui qui utilisent encore du tapioca, du saindoux, du lait Maggi ou en bidon sont rares. En presque 70 ans, ce dernier est, par exemple, passé par tous les états, avec l’apparition de l’UHT (ultra haute température) qui a révolutionné sa conservation, et par tous les contenants, la bouteille en verre, la brique puis la bouteille en plastique. « Depuis trois ans, les bouteilles que nous avons inventées en 1990 sont devenues majoritaires sur le marché, constate la directrice générale de Lactel, Anne Charlès-Pinault. Si la consommation annuelle de lait de vache baisse – 100 millions de litres de moins en 10 ans –, celle du bio, des laits aromatisés, sans lactose, de chèvre ou de brebis se développent. »

La part de la viande, de l’alcool, des fruits et légumes ou du pain a également reculé depuis 1960 dans le panier moyen.

En revanche, d’autres aliments se sont imposés en plus grande quantité. Les boissons gazeuses, les confiseries, le chocolat, les confitures, mais surtout les plats préparés. Les produits surgelés, commercialisés à partir de la fin des années 60, se sont développés avec l’arrivée des premiers congélateurs dans les maisons durant la décennie suivante. 

Internet est aussi venu bouleverser la façon de consommer, il pourrait mettre fin au gigantisme des hypers. Les grandes enseignes retournent à des marchés de proximité. Et on se fait livrer à domicile à mesure que l’e-commerce alimentaire se développe. Simultanément, des pratiques d’antan reviennent dans l’air du temps : la consigne, le vrac, le respect des saisons…

La séance photo

Une fois notre liste géante de courses dressée, il nous a fallu nous organiser. Quel est l’équivalent de Félix Potin aujourd’hui ? Monoprix, s’est-on dit. Direction rue de Vaugirard, à Paris. Deux étages, 200 employés, et une boulangerie dont les étagères et les vitrines serviront de décor. Qui seront les Duranton de 2019 ? Sandrine, son mari, Marc, et leurs enfants, Julie et Rémi, des amis d’amis, acceptent le rôle. Rendez-vous est pris à 21 h 30 le vendredi 17 mai. Il faudra attendre 22 heures et le départ du dernier client pour transformer le magasin en studio et effacer toute trace de notre passage avant l’ouverture du magasin à 9 h le samedi. La nuit, toutes sortes de bruits perturbent le silence, les homards dans l’aquarium au rayon poissonnerie, le frigo grésillant des yaourts… Tableurs Excel en main, nous avons pendant des heures parcouru les allées du sous-sol pour remplir des dizaines de chariots. 

La famille débarque vers minuit. Sandrine contemple le chantier et s’exclame : « Mais nous ne consommons pas tout ça ! » Suit, pour elle et les siens, de longues heures d’attente. Jusqu’à ce qu’enfin les légumes aient trouvé leur place et une disposition harmonieuse, que les petits pois congelés soient bien calés sur l’étagère, que les 40 poulets soient alignés, que la montagne de packs d’eau – une quarantaine quand même – soit visible sans pour autant occuper la moitié de la photo… Il est 5 h quand commence la séance. Sandrine et sa famille, d’une patience infinie, se recoiffent, sourient, posent. Une demi-heure plus tard, ils regagnent leurs lits. Commence alors le démontage. À 6 h, la camionnette de l’association La Mie de pain, qui vient en aide aux personnes dans la pauvreté, est ponctuelle. Deux volontaires embarquent les produits frais et surgelés, le pain qu’ils distribueront le midi même. En 1951, nos prédécesseurs avaient fait de même avec les Petites Sœurs des pauvres. Dans les travées du magasin, arrivent aussi les premiers employés, qui se mettent, comme tous les matins, à ranger les rayons, la boulangère fait chauffer ses fours. À 8 h, les produits ont retrouvé leur place.

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