Notre part de nuit

Dévorante nuit

Notre part de nuit

Mariana Enriquez (traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet)

Alto

816 pages

8/10

Ouvrez grand et préparez-vous à prendre une immense bouchée...

Notre part de nuit n’est peut-être pas un livre qui se dévore à proprement parler – cette brique de 800 pages se mastique lentement, une bouchée à la fois –, mais une chose est sûre : ce roman signé par la romancière et journaliste argentine Mariana Enriquez (à qui on doit notamment le recueil de nouvelles Ce que nous avons perdu dans le feu) ne vous laissera pas sur votre faim.

Véritable fresque tentaculaire, épopée fantastico-gothique teintée d’horreur et d’occultisme, ce roman-fleuve (lauréat du prix Roman-Nouvelles-Récit hors Québec aux Prix des libraires 2022) est aussi une immersion dans l’histoire sociale et politique de l’Argentine, notamment durant l’horrible période de la dictature militaire, à la fin des années 1970. On y suit, à différentes époques, dans un ordre non chronologique, Juan, Rosario et leur fils Gaspar. Autour d’eux gravite une pléthore de personnages, liés de près ou de loin au destin de Gaspar, véritable personnage central et énigmatique de cette histoire aussi fascinante que déconcertante.

On rencontre Juan au début du livre, pendant qu’il traverse l’Argentine avec son jeune fils Gaspar après la mort suspecte de Rosario, une anthropologue qui s’est intéressée de près à la culture guaranie, une tribu autochtone de l’Amérique du Sud. Juan est prêt à tout pour épargner à son fils, qui semble avoir hérité de ses dons, le même destin que lui, soumis et enchaîné à jamais à l’Ordre. Médium à la santé fragile et au corps immense marqué de profondes cicatrices, Juan a été enlevé très jeune par cette société secrète qui traque les médiums partout sur la planète et vénère l’Obscurité, « un dieu avec des griffes qui vous traque et qui vous trouve », dira Mercedes, ignoble mère de Rosario. Cette dernière fait partie de la puissante famille Reyes Bradford, enrichie grâce à l’exploitation des travailleurs du maté en Argentine, et une des deux familles fondatrices du Culte de l’Ombre. Elles sont prêtes à commettre les pires atrocités afin d’accéder à l’immortalité grâce aux enseignements de l’Obscurité, qui se manifeste lors de sanglants rituels à travers un médium, marée noire qui avale tout – littéralement – sur son passage, coupant bras, doigts, croquant de sa bouche dévorante les disciples sacrifiés pour assouvir sa faim sans fin.

Livre de contrastes, divisé en longs chapitres d’intérêt parfois inégal, Notre part de nuit nous plonge dans la noirceur, du côté vil du cœur de l’homme où pustulent le sadisme, la violence, la quête aveugle du pouvoir. La dictature militaire et les milliers de disparus-fantômes laissés dans son sillage deviennent un alibi parfait pour les atrocités commises par l’Ordre, véritable microsociété semblant évoluer dans un espace-temps à part. Mais à travers cette incommensurable noirceur, il y a aussi l’amour inconditionnel que Juan porte à son fils, et le lien fort unissant Gaspar et ses amis, qui après avoir découvert un « Autre lieu », réalité parallèle parsemée d’os et de restes humains, prête à avaler ceux qui s’y aventurent, et peut-être la clé pour échapper aux griffes de l’Ordre, ne seront plus jamais les mêmes.

Peu à peu, l’autrice tisse sa toile, retourne dans le passé, fait des bonds en avant, place patiemment les pièces d’un casse-tête vertigineux où les secrets tapis dans l’ombre ne se révèlent jamais entièrement à la lumière. Jusqu’à la fin, Notre part de nuit reste empreint d’un insondable, abyssal mystère, à en donner des frissons – et, peut-être, des cauchemars. Un roman qui, une fois refermé, continuera de vous hanter longtemps.

L’oiseau de pluie

À la croisée du merveilleux et de la cruauté

L’oiseau de pluie

Robbie Arnott

Alto

328 pages

Sortie le 14 février

7,5/10

Après avoir soufflé sur les braises du monde littéraire avec Flammes, l’Australien Robbie Arnott réalimente les rayons des librairies d’une nouvelle bûche, également sculptée en forme de conte pour adultes. Cette fois-ci, il trempe sa plume dans les eaux de mythes pour féconder un héron fabuleux, au corps composé de gouttelettes et de vapeur, capable de provoquer autour de lui la pluie et le beau temps – littéralement, comme au second degré.

Nombreux sont ceux à douter de l’existence de cet animal légendaire, mais Ren, femme vivant en ermite dans les montagnes, l’aurait déjà aperçu, il y a fort longtemps. C’était bien avant le coup d’État, dans ce pays non identifié, qui l’a poussée à la réclusion sauvage. Le hic, c’est que la haute hiérarchie des insurgés croit elle aussi en la réalité de cette créature fabuleuse, convaincue qu’elle pourrait lui être utile. Sur fond de climat qui se détraque, une traque s’amorce, menée par une militaire qui n’en est pas à sa première rencontre hors de l’ordinaire.

Bien équilibré, esquissant des enjeux contemporains sans lourdeur, mettant en scène personnages et êtres mythologiques attachants, et malgré quelques scènes clichés semblant calquées sur de mauvais réflexes cinématographiques, L’oiseau de pluie nous plonge dans une histoire captivante à la croisée du merveilleux et de la cruauté, miroir déformant de notre monde. Le souligner est rare, mais la superbe couverture de cette édition représente fort bien l’atmosphère du récit, empreinte de paysages grandioses où gronde la souffrance.

— Sylvain Sarrazin, La Presse

Voir Montauk

Rêver d’ailleurs

Voir Montauk

Sophie Dora Swan

La peuplade

168 pages

7/10

Étrange récit que voilà. Mi-poésie, mi-liste d’épicerie, Voir Montauk ressemble par moments à une lettre, un journal, peut-être ? Voilà une lecture éclatée, assurément un exercice de style, qu’on devine quelque part thérapeutique.

Cela étant dit, et peu importe sa forme, le texte, signé Sophie Dora Swan, un premier livre de cette autrice canado-suisse, se lit tout seul. Et d’un trait.

On pourrait résumer le propos ainsi : une jeune femme, dont la mère se retrouve entre les quatre murs blancs d’un hôpital psychiatrique, lui fait cette promesse de voir un jour Montauk. Monquoi ? Une destination dont on ne saura pas grand-chose, finalement, à part qu’elle est près de la mer, au bord de l’eau, avec ses transats, ses parasols et ses limonades pressées. Une destination qui prend au fil des pages des allures de phare. Ou de bouée.

Une bouée salvatrice, dans ce quotidien douloureux de la narratrice, où le classique métro-boulot-dodo s’est transformé en « hosto-flos-dodo ». Doutes, angoisses et larmes en sus. Entre les rendez-vous psychiatriques et les différents traitements, elle y raconte un univers où le DSM est la « dépression sévère de la mère » et où les larmes se boivent désormais au goulot. « Tôt ou tard, on me retrouvera dans la baignoire », saigne-t-elle. Et on saigne un peu avec elle.

Les clins d’œil littéraires sont nombreux, de Fanny Britt à Simone de Beauvoir en passant par Catherine Mavrikakis, Camus ou Véronique Grenier, et servent de pilier à une réflexion sur le lien filial en général, et la relation mère-fille en particulier, bousculée par la maladie. Quand cet équilibre acquis, admis et rassurant est complètement renversé, et que la fille se doit d’être forte, parce que la mère est désormais (et à tout jamais) fragile. Quand l’univers s’écroule, finalement.

Saluons l’audace d’un texte par moments déroutant, porté par une plume pleine de poésie sur un sujet psychiatrique qui en manque cruellement.

— Silvia Galipeau, La Presse

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