COMMANDITÉ

Il faut qu’on parle de Kevin

« Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose, sous un autre nom, sentirait aussi bon. » Si on se fie à ces phrases célèbres de Roméo et Juliette, le grand Shakespeare était d’avis qu’un nom n’est qu’une étiquette anodine sans influence sur ce qu’il désigne.

Il ne pouvait pas avoir plus tort, du moins pour ce qui est des prénoms. Qu’on le veuille ou non, Steve et Constantin, c’est pas tout à fait le même homme dans notre tête. Comment les petits noms acquièrent-ils leur connotation ? On se penche sur le cas de Kevin pour élucider cette question.

Le destin tragique des Kevin

Hyper populaire au début des années 90, Kevin a perdu de son lustre. Au Québec comme en France, ce prénom est maintenant souvent tourné au ridicule. Qu’est-il donc arrivé ?

« L’image du Kevin qu’on a tous, c’est celle de l’adolescent qui n’a jamais voulu grandir, qui est un peu "BS" sur les bords, qui conduit sa petite Civic montée et qui fait des burns avec sa casquette à l’envers. » Ce n’est pas URBANIA qui le dit : c’est Kévin Marquis, membre du duo derrière les vidéos en ligne humoristiques Jokes de papa.

Vous croyez qu’il exagère ? En 2015, l’écrivain français Iegor Gran a écrit un roman entier, La revanche de Kevin, sur la triste réalité des Kevin : « Un Kevin ne peut pas, n’a pas le droit d’être intellectuel. Il peut être prof de muscu, vendeur d’imprimantes, gérant de supérette. Mais intellectuel, impossible. »

Comment ce prénom somme toute ordinaire a-t-il acquis cette sombre réputation ?

La lutte des classes

Au Québec comme en France, la « Kévinomanie » a frappé il y a 30 ans. De 1989 à 1994, Kevin a été le prénom le plus populaire donné aux nouveau-nés de la République. Ici, il a atteint son apogée en 1993 alors que 874 Kevin ont vu le jour. Ce boom serait dû à la popularité simultanée des films Maman, j’ai raté l’avion, dont le protagoniste s’appelle Kevin McCallister, et Il danse avec les loups, réalisé et interprété par Kevin Costner.

Ces deux exemples positifs de Kevin n’ont pourtant pas empêché le prénom de perdre pas mal de plumes depuis. En 2017, à peine une trentaine de nouveaux Kevin ont vu le jour au Québec. Et ce serait d’abord une question de classe sociale.

C’est qu’un prénom en dit plus sur les parents, et sur leur milieu, que sur l’enfant lui-même, explique Laurence Charton, sociologue à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) qui s’intéresse au processus de nomination.

« Les parents veulent se distinguer des classes auxquelles ils n’appartiennent pas, tout en se conformant aux attentes de leur propre milieu. »

— Laurence Charton

Jadis, c’étaient les classes supérieures qui innovaient avec les prénoms, indique le sociologue français Baptiste Coulmont, auteur de Sociologie des prénoms. Mais avec l’exportation massive de la culture américaine, les familles plus modestes ont commencé à donner des prénoms anglo-saxons à leurs enfants. Les Kevin, Cindy et autres Dylan ont alors été parmi les premiers à être associés uniquement à la classe moyenne.

Le prénom serait donc devenu une sorte de marqueur social qui permet de deviner le milieu d’appartenance de celui qui le porte, avec tous les clichés qui lui sont associés.

Au début des années 2000, l’humoriste Laurent Paquin a d’ailleurs misé sur ces stéréotypes dans son célèbre numéro sur les prénoms. « Un des gags qui marchait ben fort, c’est : "Si un enfant s’appelle Steve, Kevin ou Nancy, tu sais que ses parents ne parlent pas anglais." Des Kevin venaient souvent me voir après le show pour me dire que c’était vrai ! » raconte-t-il.

Victimes de la mode

L’effet des modes aurait aussi un rôle à jouer dans nos perceptions. Dans La cote des prénoms, le sociologue français Philippe Besnard explique que plus la popularité d’un prénom a été courte, plus on se moquera de ce dernier. Il faut dire que jusqu’à tout récemment, les possibilités étaient pas mal plus limitées, et on relayait souvent un même petit nom de génération en génération, explique Laurence Charton. « C’est normal que les prénoms plus récents n’aient pas encore fait leurs preuves », explique-t-elle.

À l’opposé, les prénoms plus classiques (comme Thomas, Émilie ou Simon) semblent immunisés contre les stéréotypes négatifs. « Des fois, les gens me mettaient au défi de faire une joke sur leur prénom, mais il y en a qui sont juste plus banals, illustre Laurent Paquin. Par exemple, j’ai 47 ans et je m’appelle Laurent. Quand j’étais petit, il y avait des messieurs qui s’appelaient Laurent. Aujourd’hui, il y a des petits gars qui s’appellent Laurent. Je ne vois pas de clichés sur ce prénom-là. »

Un impact bien réel

Au-delà des railleries, les Kevin doivent composer avec des inconvénients autrement plus insidieux. En France, les étudiants qui ont un prénom à consonance anglophone obtiennent de moins bons résultats au baccalauréat, d’après une étude menée par Baptiste Coulmont. Une fois sur le marché du travail, à CV égal, un Kevin aurait entre 10 et 30 % moins de chances d’obtenir un poste qu’un Arthur, rapporte Jean-François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations en France.

Paradoxalement, c’est le raisonnement inverse qui était à l’œuvre pour Kévin Marquis. « À l’époque, mon grand-père pensait que ceux qui se trouvaient des jobs, c’étaient ceux qui parlaient anglais. Il a donc donné un prénom anglophone à mon père, Melvin, qui a poursuivi la tradition avec moi. »

La mort de Kevin ?

Avec tout ça, on pourrait croire que le prénom Kevin est voué à disparaître. Pourtant, le monde des prénoms évolue constamment, comme l’a constaté Laurent Paquin l’an dernier, lorsqu’on l’a invité à refaire son numéro pour les 35 ans du Festival Juste pour rire.

« Comme les vieux noms sont revenus à la mode, j’ai dû réécrire certains gags sur les prénoms qui sonnent vieux. Dans la cour d’école de mon fils, il y a des Albert, des Théodore, des Oscar… Ça sonne comme le 4e trio du Canadien en 1912 ! »

— Laurent Paquin

Selon les experts, les prénoms suivent des cycles de 150 ans. Comme si on attendait que tous les représentants d’un prénom se soient éteints avant de le ramener et de repartir à neuf. « Si un prénom a presque complètement disparu, même s’il a déjà été très populaire, il redevient tout à coup original, neutre et sans connotation », explique Laurence Charton. Il y a donc de l’espoir pour les Kevin. Si Henri, Éléonore et Adrien ont fini par revenir à la mode, ce sera peut-être leur tour un jour.

En attendant, chacun est libre de porter son prénom comme il l’entend, de lui donner un sens ou même d’en faire un allié. C’est ce que Kévin Marquis a choisi de faire : « Mon prénom ne m’a jamais vraiment affecté. Même que maintenant, j’en ris, et je suis fier du fait que d’autres en rient aussi. C’est parfait pour moi : je fais carrière dans l’humour, justement. »

On s’en reparle dans une centaine d’années ?

LA RÉDEMPTION DES KEVIN

S’il vient avec son lot d’inconvénients et de railleries, le prénom Kevin n’est pas nécessairement une condamnation à l’échec. Au contraire  ! Beaucoup de Kevin redonnent du lustre à ce prénom mal-aimé. En voici quelques-uns.

Kevin McCallister

Date de naissance : 16 novembre 1990

Lieu de naissance : Chicago, Illinois

Profession : Expert en sécurité à domicile

D’accord, Kevin McCallister est un personnage fictif, mais son incidence sur le monde, elle, est bien réelle. En effet, c’est en partie à la popularité du film Maman, j’ai raté l’avion (Home Alone) que l’on doit le boom des Kevin au début des années 90. Et, on va se le dire : se débarrasser de deux voleurs aguerris à l’aide de pièges ingénieux — deux fois plutôt qu’une, et à même pas 10 ans —, c’est quand même badass.

Kevin Parent

Date de naissance : 12 décembre 1972

Lieu de naissance : Greenfield Park, Québec

Profession : Chanteur et acteur

Probablement le Kevin le plus célèbre du Québec, Kevin Parent a lancé sept albums studio (dont deux se sont écoulés à plus de 350 000 exemplaires), en plus de tâter du métier d’acteur : il a notamment décroché le premier rôle dans Café de Flore, de Jean-Marc Vallée. Pas mal pour un gars dont la job était jadis de faire rire de lui (oui, on vient de citer Boomerang).

Kevin Raphael

Date de naissance : 13 mai 1992

Lieu de naissance : Montréal, Québec

Profession : Humoriste, journaliste et animateur

Kevin Raphael s’est fait connaître avec ses vidéos où il commente les matchs des Canadiens avec un accent haïtien. Il s’est depuis vu confier sa propre émission de télé à TVA Sports. Ce faisant, il est devenu le porte-étendard de toute une génération de Kevin, insérant son prénom dans le titre même de son émission : Le Kevin Raphael Show. Respect.

Kevin Owens

Date de naissance : 7 mai 1984

Lieu de naissance : Marieville, Québec

Profession : Lutteur professionnel

Kevin Owens (ou Kevin Steen de son vrai nom) est un lutteur québécois qui fait carrière dans la World Wrestling Entertainment, où il cumule les honneurs depuis plusieurs années. On ignore le secret de son succès, mais on soupçonne qu’il canalise toute la haine refoulée durant ses jeunes années de Kevin pour terrasser ses adversaires.

Kevin Systrom

Date de naissance : 30 décembre 1983

Lieu de naissance : Holliston, Massachusetts

Profession : Entrepreneur

C’est probablement le Kevin le plus riche du monde. Cofondateur d’Instagram, il a vendu son entreprise à Facebook pour un milliard de dollars. Il avait alors 29 ans. Pensez à lui la prochaine fois que vous choisissez un filtre pour votre photo de Kraft Dinner « pimpé » avec des saucisses à hot-dog.

Kevin Bacon

Date de naissance : 8 juillet 1958

Lieu de naissance : Philadelphie, Pennsylvanie

Profession : Acteur

Reconnu notamment pour ses performances dans Footloose et Apollo 13, Kevin Bacon est le plus central de tous les Kevin. Selon le populaire jeu Six Degrees of Kevin Bacon, tous les acteurs peuvent lui être reliés en six étapes ou moins. Un Kevin pour les gouverner tous…

Kevin, Montana

Année de naissance : 1910

Lieu de naissance : Montana, États-Unis

Profession : Ville

Preuve ultime que tout est possible pour les Kevin : une ville du Montana porte le même nom qu’eux. Bon, elle ne compte peut-être que 140 habitants, mais c’est amplement suffisant pour démarrer une révolution. Celle qui fera des Kevin… les maîtres du monde ! MouHahahahaha !!!!!

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