Le nombre de sans-abri explose

La hausse de 44 % en cinq ans, selon le plus récent dénombrement, est observable à la grandeur du Québec. Le portrait, alarmant, ne représente pourtant que la pointe de l’iceberg.

Le Québec compte pas moins de 10 000 sans-abri, un nombre en hausse de 44 % en cinq ans, selon les données du plus récent dénombrement. Un bond porté par les expulsions de logement et ressenti dans l’ensemble de la province, mais « qui ne reflète en rien l’augmentation sur le terrain ».

Ce nombre, relevé dans la nuit du 11 octobre 2022, se traduit dans les rues du Québec par une hausse de 2523 sans-abri par rapport à 2018. Ces données « demeurent des nombres estimés et sont certainement inférieures au nombre réel de personnes en situation d’itinérance », précise le rapport du gouvernement du Québec.

Plus de deux personnes itinérantes sur dix ont indiqué que l’expulsion de leur logement les avait menées à l’itinérance, ce qui en fait le principal motif les ayant fait basculer vers la rue en 2022. En 2018, l’abus de substances psychoactives était la principale raison invoquée pour la perte du dernier logement.

Les raisons menant à une expulsion peuvent être un loyer non payé, les rénovations ou des plaintes, par exemple. « Force est de reconnaître que les locataires évincés ne parviennent pas tous à se reloger, indique le rapport. Ainsi, une mesure véritablement préventive consisterait à offrir des services de soutien aux locataires évincés dès la décision du [Tribunal administratif du logement] rendue, sinon dès l’introduction d’une demande. »

Le constat de Québec sur les expulsions de logement est conforme à ce qu’observe Annie Savage, directrice du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). « Ça reflète ce qu’on a documenté sur le sujet », affirme-t-elle. Elle déplore cependant la mollesse du gouvernement sur le front du logement, primordial à ses yeux.

« On manque d’outils sur le terrain pour protéger les droits des locataires, pour pouvoir reloger ou loger les personnes en situation d’itinérance. »

— Annie Savage, directrice du RAPSIM

Les données sur les causes de la perte de logement varient toutefois d’une région à l’autre. Par exemple, dans la région de Chaudière-Appalaches, c’est la santé mentale qui est citée comme la principale cause menant à l’itinérance, à 26 %. En Montérégie, c’est plutôt la consommation de substances.

Des régions durement touchées

Autre constat du rapport : l’itinérance s’est régionalisée. En 2018, 80 % des personnes itinérantes se trouvaient à Montréal, contre 60 % en 2022.

C’est en Outaouais que l’augmentation de l’itinérance est la plus marquée, soit une hausse de 389 personnes (268 %). D’autres régions du Québec sont durement touchées, comme les Laurentides, avec une hausse de 109 %, et la Montérégie, où l’itinérance visible a augmenté de 98 %. Annie Savage, du RAPSIM, salue ce constat. « Qu’on reconnaisse l’ampleur du phénomène à la grandeur du Québec, c’est déjà une bonne chose », dit-elle.

Elle est néanmoins d’avis que les chiffres du gouvernement sous-estiment considérablement le nombre réel de personnes en situation d’itinérance, particulièrement dans la métropole. « On se doutait bien que le dénombrement, dont on a critiqué la méthodologie, allait sous-estimer l’augmentation, dit-elle. Mais à ce point-là… »

Les chiffres de Québec font par exemple état d’une hausse de 33 % du nombre d’itinérants à Montréal, portant leur nombre à 4690. Or, sur le terrain, ce bond est plus marqué, soutient Mme Savage, qui rappelle que la mairesse Valérie Plante avait elle-même affirmé, en 2020, que l’itinérance avait doublé.

Devant l’ampleur de la crise, le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, annoncera 20 millions de dollars supplémentaires pour couvrir les besoins urgents, des refuges entre autres, en prévision de l’hiver.

Mme Savage espère néanmoins que les annonces du ministre iront au-delà des mesures d’urgence, de manière à apporter une solution pérenne au problème.

« On n’en peut plus des mesures plasters sur le terrain. »

— Annie Savage, directrice du RAPSIM

De plus, les données comprises dans le rapport datent déjà d’il y a près d’un an et une hausse marquée de l’itinérance a été observée depuis. « On est déjà loin de la réalité [dépeinte dans le rapport], croit Mme Savage, parce que l’itinérance évolue chaque jour. »

Sur le fond, toutefois, elle se réjouit d’enfin avoir les chiffres qu’elle et beaucoup d’acteurs du milieu attendaient. « Maintenant que le constat est fait, livrez-nous l’argent nécessaire et impliquez les ministères concernés », articule-t-elle.

Québec fera le point jeudi

Comme la crise du logement et les expulsions sont la cause principale de la hausse de l’itinérance, la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, accompagnera son collègue des Services sociaux, Lionel Carmant, pour réagir au rapport sur l’itinérance jeudi matin.

M. Carmant avait prévenu au cours des derniers jours que le nouveau portrait allait être plutôt sombre. « Il faut casser la tendance », a-t-il affirmé mercredi lors d’une brève mêlée de presse au parlement.

« C’est un nouveau problème » qui touche tout le Québec. « Il faut stabiliser, redescendre avant de parler d’éradiquer » l’itinérance, a-t-il ajouté.

Le dénombrement met la table au Sommet sur l’itinérance de l’Union des municipalités du Québec vendredi. Lionel Carmant y sera attendu de pied ferme, surtout après l’accrochage survenu la semaine dernière. Des maires avaient fortement critiqué sa gestion de la crise de l’itinérance. Le ministre Lionel Carmant avait répliqué en leur demandant de « baisser le ton ». « Ce n’est pas en lançant des tomates qu’on va résoudre la problématique », plaidait-il.

Mercredi, Lionel Carmant a tenté d’apaiser les tensions en prévision du Sommet. « Aidons-nous les uns les autres », a-t-il affirmé. « Il faut que ce soit constructif. Il faut qu’on sorte de là un pas en avant, un grand pas en avant. »

Lionel Carmant n’arrivera pas les mains vides à l’évènement, alors qu’il distribuera 20 millions de dollars supplémentaires pour couvrir les besoins urgents, ceux des refuges entre autres, en prévision de l’hiver. En entrevue à La Presse la semaine dernière, le ministre des Finances, Eric Girard, disait d’ailleurs que le plan d’action sur l’itinérance annoncé en 2021, qui prévoyait 280 millions sur cinq ans, serait bonifié. « On peut faire plus », reconnaissait-il. Le grand argentier du gouvernement faisait également miroiter des fonds supplémentaires pour construire davantage de logements sociaux et abordables.

Des groupes surreprésentés

Certains groupes sont particulièrement présents dans la rue. C’est le cas des Autochtones, qui représentent près de la moitié des personnes sans domicile fixe en Abitibi-Témiscamingue et sur la Côte-Nord. Au total, pendant le dénombrement, 13 % des personnes se sont identifiées comme autochtones – une proportion cinq fois supérieure à celle de l’ensemble de la population.

Non seulement les personnes autochtones sont surreprésentées dans la rue, mais elles y sont aussi depuis plus longtemps que les non-Autochtones, précise le rapport. Selon le dénombrement, 38 % des Autochtones ont indiqué avoir vécu leur premier épisode d’itinérance il y a plus de 10 ans, contre 29 % des non-Autochtones.

Les personnes de la diversité sexuelle et de genre représentent quant à elles 15,5 % des personnes recensées dans la rue, et même 28,7 % des jeunes de moins de 30 ans. L’une des explications de cette surreprésentation pourrait être liée au rejet du foyer familial, précise le rapport.

Environ trois personnes en situation d’itinérance sur dix ont aussi déjà été placées dans différents services de la DPJ.

Les ex-incarcérés sont aussi très présents parmi les sans-abri. Un ex-incarcéré sur cinq a perdu son logement.

Enfin, selon le dénombrement, une personne sur deux était dans la rue depuis moins d’un an, 36 % depuis 1 à 5 ans, 15 % depuis 5 à 10 ans et 31 % depuis 10 ans et plus. Enfin, la vaste majorité des personnes en situation d’itinérance, soit 67 %, sont des hommes.

Méthodologie

Le soir du 11 octobre 2022, des centaines d’intervenants, de travailleurs de rue, ainsi que plus de 1000 bénévoles formés ont sillonné les rues de 248 secteurs et 112 lieux ciblés de 13 régions du Québec, précise le rapport. Dans les jours suivants, les ressources offrant de l’hébergement aux personnes en situation d’itinérance ont aussi transmis des informations, de même que les centres de réadaptation en dépendance, les centres hospitaliers et des établissements carcéraux. Les données ont été analysées par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), avec le mentorat du chercheur Eric Latimer, qui avait fait l’analyse des données du dénombrement de 2018.

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