« On les a abandonnés »

La coroner Géhane Kamel a été ébranlée par un témoignage entendu pendant l'enquête publique sur le CHSLD Herron

Il aura fallu plus de 10 jours après l’envoi des premiers renforts fin mars par le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal au CHSLD Herron pour que des médecins fassent une tournée auprès de tous les résidants. Les bénéficiaires n’avaient alors pas encore été testés pour la COVID-19 et certains étaient toujours dans un état pitoyable, couverts de selles, déshydratés et sales.

Les zones chaudes n’ont été établies que vers la mi-avril 2020. Avant cela, tout l’établissement a été considéré comme « rouge ». Résultat : les soignants se sont promenés de chambre en chambre sans changer d’équipement (sauf les gants) et sans savoir si les bénéficiaires étaient positifs ou non à la COVID-19, transportant le virus avec eux.

C’est ce qui est ressorti vendredi, à l’enquête publique de la coroner Géhane Kamel, des témoignages de trois professionnelles, une infirmière, une gériatre et une pharmacienne, qui ont volé au secours du CHSLD au printemps 2020.

La Dre Julia Chabot, médecin gériatre à l’hôpital St. Mary’s, a appris le 10 avril dans le journal ce qui se passait au CHSLD Herron. Sur le coup, elle n’y a pas cru. Elle a contacté la Dre Nadine Larente, directrice des services professionnels du CIUSSS.

« J’ai demandé : “Est-ce que c’est vrai ?” Elle m’a dit oui. »

Le lendemain, la Dre Chabot débarquait à Herron avec un collègue. Elle a vu ce jour-là entre 15 et 20 résidants. Idem pour son collègue. Elle a trouvé « énormément de résidants qui étaient très malades ». « On était dans l’urgence pour tenter d’offrir les meilleurs soins à ces gens-là. »

Tout l’établissement était alors considéré comme une zone rouge. « On ne sait pas qui est positif et qui est négatif. Il n’y a pas non plus de surveillance des symptômes de la COVID-19. » Le dépistage sera fait quelques jours plus tard. Idem pour la division des zones.

Le matin du 12 avril, la Dre Chabot a rappelé au CHSLD. Toujours de son propre chef, elle a décidé d’y retourner. Puis toute la semaine suivante.

Questionnée par un avocat pour savoir si un gestionnaire du CIUSSS l’avait sollicitée à un moment ou à un autre pour y aller ou pour y retourner, elle a répondu que non, que c’est elle qui avait pris l’initiative. Elle a aussi appelé elle-même des collègues en renfort.

Le DJacques Ramsay, qui assiste Géhane Kamel dans le cadre de l’enquête, lui a demandé si elle trouvait étrange que la direction du CIUSSS n’ait pas interpellé ses médecins plus tôt. « Si je pouvais retourner en arrière, j’aimerais pouvoir aller sur place plus tôt. »

À la limite du supportable

L’infirmière Marie-Ève Rompré, gestionnaire des urgences de l’hôpital St. Mary’s, est arrivée à Herron deux jours avant la Dre Chabot. Toute l’équipe de l’enquête publique a été ébranlée par son témoignage.

Mme Rompré s’est rendue au CHSLD le 8 avril après son quart de travail pour évaluer les besoins. Une collègue venait de lui décrire la situation. Elle y est retournée le lendemain soir avec une douzaine de soignants, recrutés le jour même parmi ses collègues des urgences.

Ce qu’elle a décrit est à la limite du supportable. Un an et demi plus tard, elle a eu de la difficulté à revenir sur certains de ses souvenirs.

Dans une chambre, un homme lui a confié ne pas avoir bu depuis 10 jours, sauf pour prendre son médicament quotidien. Il avait la langue gercée et les joues pleines d’ulcères.

Une dame a demandé de prendre un bain. Elle avait des selles « jusque dans le cou ».

Un résidant portait trois culottes d’incontinence. Brunes. Il avait du vomi séché dans la bouche qui l’empêchait de parler. Il s’est mis à pleurer quand une infirmière lui a donné de l’eau.

Un homme de 101 ans était « rachitique ». Il avait le visage bleu. Il était inconscient. En hypothermie. Il ne recevait pas de morphine, n’était pas sous soluté quand l’équipe de Marie-Ève Rompré est arrivée. « On a commencé un protocole [de fin de vie]. Ça a pris une heure ou deux. Il est décédé. Au moins il n’est pas mort tout seul de son hypothermie », a raconté l’infirmière en pleurant.

Mme Rompré a été particulièrement marquée par l’histoire d’une femme qu’elle a trouvée inconsciente dans sa chambre, fiévreuse et en hypothermie. Le téléphone a sonné alors que la soignante entrait. Elle a répondu. « C’est son conjoint. Il pleure. Il pleure. Ça fait des semaines que j’appelle. Comment elle va ? Est-ce que je peux lui parler ? »

L’infirmière raconte avoir réussi à la réveiller. Elle a pu dire quelques mots dans le combiné. « Ça va pas très bien. » Puis Marie-Ève Rompré a appelé une autre de ses proches. « Je ne pense pas que je vais survivre. » La dame est morte à l’hôpital.

Comme la Dre Chabot, c’est de son propre chef que Mme Rompré a recruté une équipe de son hôpital pour donner un coup de main. Elle a aussi apporté du matériel. Deux jours plus tard, elle a pris l’initiative de trouver des médecins. « Même si j’y vais avec 50 infirmières, à un moment donné il faut un médecin », a souligné Mme Rompré.

« Je suis dans un état un peu révolté, a dit Géhane Kamel. Un immense merci [à vous] d’avoir mis cette équipe-là sur pied. Mais ça fait déjà 10 jours qu’on sait que ces gens-là sont en train de mourir à petit feu. Comme société, on les a abandonnés. »

Rappelons que le premier appel de la part d’un responsable du CHSLD Herron au CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal pour faire état d’un manque de personnel est entré le 27 mars. Le soir du 29, des gestionnaires parties en éclaireuses ont constaté l’ampleur de la catastrophe et ont immédiatement mis la main à la pâte.

Sur le terrain, un flou semble avoir persisté durant plusieurs jours quant à savoir qui, du CIUSSS ou de la direction du CHLSD, avait officiellement la gestion de l’endroit.

En chiffres

47

Nombre de morts au CHSLD Herron lors de la première vague de COVID-19

133

Nombre de résidants présents sur les lieux le 29 mars 2020

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