COVID-19

« Je suis rendu au bout de mon rouleau »

De nombreux patients attendent leur opération orthopédique dans la douleur

Ils ne peuvent plus marcher, ou le font à grand-peine. Ils souffrent de douleurs insoutenables qui les obligent à consommer des opioïdes et les réveillent la nuit. Mais leur opération à la hanche, à l’épaule ou au genou a été reportée à une date indéterminée. Et avec la priorité donnée aux cancers et aux maladies cardiaques, ils craignent d’être oubliés dans la reprise des opérations chirurgicales.

Avec le retour du printemps, Edmond Chouinard et sa conjointe, Rosanne Laforest, ont emménagé dans leur véhicule récréatif. Mais même si les régions du Québec finissent par rouvrir au tourisme, ils n’iront nulle part. M. Chouinard est en attente de deux opérations à l’épaule pour venir à bout de la bactérie résistante aux antibiotiques qui lui cause des douleurs incessantes depuis des années. Et la pandémie a entraîné l’annulation de sa première opération à la fin mars.

« L’administration m’a appelé pour me dire que c’était remis à “ils ne savaient pas quand” », résume-t-il sobrement.

La souffrance le réveille deux ou trois fois par nuit et l’oblige à consommer des opioïdes tout au long de la journée.

Et depuis que Québec a annoncé, au début avril, que la priorité irait aux interventions cardiaques et oncologiques, l’inquiétude a grimpé d’un cran. 

« Ce n’est pas parce que c’est orthopédique que ce n’est pas urgent ! »

— Rosanne Laforest 

En désespoir de cause, Mme Laforest a lancé un appel à l’aide sur Facebook et écrit à la ministre de la Santé, Danielle McCann. Un conseiller politique l’a finalement appelée jeudi, lui indiquant qu’il entrerait en communication avec le Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) des Laurentides.

« Je suis vraiment rendu au bout de mon rouleau par rapport aux douleurs », soupire M. Chouinard. 

Un double confinement

À Brossard, Linda Patenaude est réveillée par la douleur deux ou trois fois par nuit, elle aussi. Inscrite sur une liste d’attente pour un remplacement de la hanche en octobre dernier, elle avait des chances d’être opérée six mois plus tard, mais la COVID-19 a envoyé son cas dans les limbes. Entre-temps, son état s’est gravement détérioré. Cette cycliste qui roulait de 5000 à 6000 km par an marche à grand-peine dans son condominium.

« Je me sens doublement en confinement », dit-elle. « Le confinement a des conséquences sur la santé mentale, mais avoir de la douleur à longueur de journée aussi. » 

« Le sommeil, l’appétit, l’humeur en prennent un coup. Je n’ai pas envie de toujours parler de ça, donc il y a un peu d’isolement aussi. »

— Linda Patenaude

Mme Patenaude le dit elle-même : on ne meurt pas en attendant un remplacement de la hanche. « Je ne demande pas de passer avant un cas de cancer, loin de là », souligne-t-elle. « Mais je veux qu’on reconnaisse que la médecine orthopédique est importante. »

Son chirurgien, le Dr Hai Nguyen, a entrepris, avec deux confrères, de recueillir des témoignages vidéo comme le sien, afin de montrer la gravité des cas. « Le patient qui devient sédentaire, obèse, diabétique, qui a complètement perdu sa qualité de vie, qui tombe en dépression et perd son couple, on doit se battre pour ça », plaide le Dr Nguyen.

L’attente n’est pas sans conséquence, expose-t-il. Certains patients sont privés de revenus tant qu’ils ne peuvent pas travailler, d’autres risquent de ne pas retrouver autant de mobilité – sans oublier la consommation prolongée d’opioïdes.

Distance entre les décisions et le terrain

Le spécialiste des chirurgies de l’épaule qui doit opérer M. Chouinard est le Dr Éric Schlader. Il s’est abstenu de commenter son cas pour des raisons de confidentialité, mais confirme qu’une « grande proportion » des 230 patients de sa liste d’attente souffrent de douleurs incapacitantes.

« Je ne veux pas remettre en doute qu’il y ait une priorisation nécessaire pour sauver la vie des gens, mais des patients ont des souffrances mentales et physiques, et les délais s’accumulent pour eux. »

— Le Dr Éric Schlader

Il pense à une patiente paraplégique qui a absolument besoin de ses épaules pour passer, par exemple, de son lit à son fauteuil. « Elle ne veut pas perdre son autonomie et se retrouver en CHSLD, elle voit bien ce qui arrive. »

Avec de nombreuses opérations annulées avant la pandémie et les huit semaines d’arrêt qui ont suivi, certains de ses cas jugés assez prioritaires pour être opérés d’ici un mois attendent depuis déjà trois mois. Et ne sachant pas quand il aura accès à une salle d’opération, le Dr Schlader n’a aucune date à leur donner.

« Je me rends compte qu’on est les seuls témoins de la souffrance de nos patients », dit-il. « On parle beaucoup, récemment, de la distance entre ceux qui prennent les décisions et le terrain. Eh bien, je pense que c’est un exemple criant. »

Variations régionales

Conscient des inquiétudes que peut susciter un diagnostic de cancer, le président de l’Association d’orthopédie du Québec se garde bien de monter au créneau. « On est un peu coincés entre des diagnostics sérieux et des atteintes fonctionnelles qui sont sans risque pour la vie. Mais c’est sûr que pour la santé, il faut parfois les faire, idéalement, le plus tôt possible », dit le Dr Jean-François Joncas.

Un système devrait bientôt permettre de prioriser les cas les plus urgents, et le fait que plusieurs interventions ne nécessitent pas d’anesthésie générale et qu’elles se font en chirurgie d’un jour devrait aider, dit-il.

« Il faut s’attendre à ce que ce soit extrêmement variable d’un endroit à l’autre », prévient cependant le Dr Joncas.

Le Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS), auquel il est rattaché, a repris les activités non urgentes il y a plusieurs semaines, ce qui lui a permis d’opérer trois patients dont les interventions avaient été reportées à la fin mars. Mais d’autres régions sont encore en attente. Et dans le Grand Montréal, dit-il, on évalue la possibilité d’utiliser les salles de cliniques privées avec lesquelles Québec a déjà eu des ententes.

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