L'assassinat de Pierre Laporte n’était pas prémédité

L’évènement le plus tragique d’octobre 1970 est, bien sûr, la mort de Pierre Laporte, mais son assassinat n’a pas été prémédité. Le ministre a été tué de façon involontaire lors d’une empoignade avec ses ravisseurs, selon les sources les plus fiables1. M. Laporte n’a donc pas été « exécuté » par ses meurtriers, au contraire de ce qu’on a pu lire dans un communiqué écrit de la main du leader de la cellule Chénier, Paul Rose.

Nous sommes en fin d’après-midi le samedi 17 octobre. M. Laporte est séquestré dans la maison de la rue Armstrong à Saint-Hubert, en compagnie de deux de ses ravisseurs, Jacques Rose et Francis Simard. Après le refus des autorités de négocier et la promulgation de la Loi sur les mesures de guerre, le ministre est dans un état de désespoir profond. En outre, il s’est grièvement blessé la veille lors de sa tentative d’évasion par une fenêtre et a perdu beaucoup de sang.

Désespérés eux aussi, ses ravisseurs décident alors d’emmener le ministre à l’hôpital le plus proche, Charles-Le Moyne, à Greenfield Park, aujourd’hui Longueuil.

Simard en a longuement parlé avec le blessé. Il dépose donc un oreiller et des couvertures dans le coffre de la Chevrolet verte qui a servi à son enlèvement. Rose et Simard prévoient d’y faire monter le ministre puis de laisser la voiture près de l’hôpital, qu’ils préviendront ensuite par téléphone.

Or, avant qu’ils ne puissent réaliser leur projet, M. Laporte panique et est la proie d’une crise d’agitation très violente. Il se met à crier de toutes ses forces, risquant d’alerter le voisinage. Dans l’échauffourée qui s’ensuit, ses ravisseurs sont incapables de le maîtriser. L’un des deux hommes empoigne alors le ministre pour l’empêcher de crier. En le saisissant par derrière, il imprime un fort mouvement de tourniquet au col roulé de son épais chandail de laine. Ce faisant, il se trouve à étrangler M. Laporte avec la chaînette qu’il porte autour du cou. Quand il relâche sa prise, le ministre est mort2.

Jacques Rose et Francis Simard sont horrifiés et atterrés à la suite de ce meurtre effroyable. Simard, sans pour autant décrire les circonstances de la mort de Pierre Laporte, écrit dans son livre : « C’est comme si nous mesurions d’un coup, instantanément, à en avoir mal au cœur, combien était grave le geste que nous venions de poser. […] Je me souviens d’avoir dit : Tabarnak ! Qu’est-ce qu’on a fait ? Ça ne se peut pas3. » Paniqués, les deux hommes appellent Paul Rose à Montréal pour lui annoncer la terrible nouvelle et discuter de ce qu’ils doivent faire.

Vers 18 h, encore sous le choc, ils déposent le corps de Pierre Laporte dans le coffre de la Chevrolet Biscayne qui devait l’emmener à l’hôpital. Jacques Rose conduit la voiture vers le terrain de la Wondel Aviation, à Saint-Hubert, tout près de la base des Forces armées canadiennes. Il est suivi par Francis Simard, au volant d’une Chevy 11 blanche. Après avoir abandonné la voiture verte et leur victime près des hangars, ils se rendent à Longueuil, y laissent l’autre véhicule et partent pour Montréal en autobus. Ils retrouvent l’aîné des frères Rose à l’appartement du chemin de la Reine-Marie.

À l’instigation de leur leader, Paul Rose, sans doute poussé par la grande affection qu’il porte à son frère, les membres de la cellule Chénier assumeront la responsabilité collective de cet assassinat.

Ils conviennent donc de présenter publiquement le meurtre involontaire de M. Laporte comme une « exécution » politique. Paul Rose rédige un communiqué en ce sens, qu’il va dissimuler sous un annuaire dans le hall d’entrée du Théâtre Port-Royal, à la Place des Arts. À la suite d’un coup de téléphone reçu au poste CKAC vers 21 h 30, le journaliste Mychel Saint-Louis se rend à la Place des Arts. Il y cueille le communiqué, qui contient un croquis de l’endroit où l’on pourra trouver le corps de M. Laporte. Le message, laconique et sinistre, est ainsi libellé :

« Face à l’arrogance du gouvernement fédéral et de son valet Bourassa, face à leur mauvaise foi évidente, le FLQ a donc décidé de passer aux actes. Pierre Laporte, ministre du Chômage et de l’Assimilation, a été exécuté à 6 h 18, ce soir, par la cellule Dieppe (Royal 22e) 4. Vous trouverez le corps dans le coffre de la Chevrolet verte (9J2420) à la base de Saint-Hubert. Nous vaincrons. FLQ. »

Le journaliste Saint-Louis se rend sur les lieux, accompagné d’un photographe de La Presse, Robert Nadon, et découvre, vers 23 h, la voiture verrouillée. Il prévient la Sûreté du Québec et les policiers arrivent peu après. Ils demandent à des experts en désamorçage d’explosifs de l’armée d’ouvrir le coffre, au cas où il serait piégé.

On fait alors la macabre découverte5. La mort de Pierre Laporte, présentée comme une « exécution », est annoncée à 0 h 25 minutes, le dimanche 18 octobre, sur les ondes de CKAC. Ce crime ignoble provoque la sidération et fait basculer l’opinion publique dans le camp de la loi et de l’ordre. La sympathie dont pouvait bénéficier le FLQ disparaît parmi la population terrifiée.

1 La source la plus fiable est le rapport Duchaîne, p. 140-141. Il fait référence à une conversation entre l’avocat Robert Lemieux et Jacques Rose, enregistrée illégalement par la Sûreté du Québec à la prison de Parthenais, à Montréal, en janvier 1971. J’ai parlé à MJean-François Duchaîne et aussi à MRobert Lemieux, avant son décès en 2008.

2 Dans un « récit » d’une rare intensité (Le personnage secondaire, Boréal, 2006, p. 231), le documentariste Carl Leblanc rapporte les mots d’une personne qui a eu accès au contenu de la bande enregistrée : « Rose est très énervé, il peste contre Laporte, comme si ce dernier l’avait obligé à passer à l’acte. Ça en dit long sur le degré de préméditation. Et la façon dont il se livre ne laisse pas beaucoup de doute quant à l’auteur de la strangulation. »

3 Francis Simard, Pour en finir avec Octobre, Stanké, 1982, p. 69.

4 Cette cellule n’a jamais existé. Son nom fait référence au raid tragique du 19 août 1942 à Dieppe, en France, lors de la Seconde Guerre mondiale. Plus de 5000 soldats canadiens ont participé à cette tentative de débarquement ratée, dont ceux d’un régiment québécois, les Fusiliers Mont-Royal (et non pas le Royal 22e Régiment). Ce raid fut un sacrifice inutile où de nombreux soldats québécois perdirent la vie.

5 Fait peu connu, et typique de l’époque, la scène s’est déroulée en anglais. Le militaire qui a ouvert le coffre s’est tourné vers le capitaine Raymond Bellemare de la SQ et lui a dit : « There is a lot of rags inside with blood on it. » Cité dans Jacques Lacoursière, Alarme citoyens ! L’affaire Cross-Laporte, Éditions La Presse, 1972, p. 288. Cette découverte a été racontée en direct à CKAC par mon collègue Mychel Saint-Louis.

Ce texte est tiré de la troisième édition du livre de Louis Fournier, FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin, publié chez VLB Éditeur.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.