Billet

Levons-nous

J’ai trois enfants. Des fossettes creusent leurs joues tendres. De nouvelles dents percent leurs gencives, enjolivent leurs sourires et ponctuent leurs grimaces. Ils reconnaissent les fleurs de mélilot qui poussent en bordure du trottoir et se font une fierté de distinguer le frêne de l’érable. Ils peuvent rester des heures penchés sur une colonie de fourmis ou sur une gerbe de haricots émergeant de terre. Ils sont enfants, simplement : le regard naturellement porté vers le vivant.

La charge s’accumule pourtant sur leurs épaules. Leur souffle s’amenuise à coups de gros titres : mes enfants apprennent à lire et tout leur raconte la chute imminente du monde dans lequel ils sont censés grandir. La maison brûle. La maison fond. Leur maison.

C’est écrit, c’est hurlé, c’est marché dans les rues par centaines de milliers aux quatre coins du monde, mais ça continue. On persiste à construire un port méthanier dans l’unique alcôve protégée des bélugas. On n’a ni l’imagination ni le courage d’organiser une translation du travail, qui occuperait le cœur et les bras habiles à d’autres ouvrages.

On s’esquive sous une loi « climat » vide et sans envergure.

On étouffe sous des décisions prises à l’envers de l’époque, à l’envers de l’urgence.

Le manque de courage de ceux qui décident réussit à m’arracher une partie de ma joie, mais je refuse l’apathie.

Chacun porte en soi le souci du monde, comme le nomme si justement Hannah Arendt. Nous en sommes tous responsables par principe. Par notre inaction, nous nous rendons complices de sa destruction.

Si l’élite politique n’a pas le courage de prendre les décisions qui protégeront les générations qui nous survivent, il nous faudra les exiger, nous rebeller. Pour eux. Pour tous. Re-bellum : là où la guerre reprend. Là où l’ancien vaincu se redresse. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, nous en sommes là.

C’est à notre tour, à chacun d’entre nous, de revendiquer du courage politique. Et s’il ne vient pas, de l’exiger autrement. Plus fort. Plus clairement. Qu’il devienne incontournable.

Oui, j’en appelle à la désobéissance si nos dirigeants nous conduisent droit dans le mur, si leurs politiques ne répondent pas à l’urgence climatique, pourtant décrétée par les scientifiques du monde entier.

Quand l’État propose des politiques injustes, l’individu n’est pas simplement « autorisé » à désobéir, comme s’il s’agissait d’un bon droit. C’est son devoir.

Je ne parle pas ici de désobéir aux mesures sanitaires nécessaires pour lutter contre l’actuelle pandémie : cette désobéissance-là est puérile, égoïste, et elle est l’inverse du courage. Non, je parle plutôt de la désobéissance qui s’inscrit dans le vaste désir du bien commun. Je parle du devoir de Rosa Parks, de celui de Henry Morgentaler ou de Greta Thunberg. Je parle de l’urgente nécessité de se réapproprier notre pouvoir citoyen.

Martin Luther King et Gandhi l’avaient compris. Désobéir, « c’est être saisi par l’impossibilité de se dérober à la tâche et de la déléguer à un autre, et par le sentiment d’urgence de secouer son inertie, de se découvrir solidaire, et finalement de se soulever. C’est le cœur des révolutions : quand chacun refuse de laisser à un autre sa capacité d’effacement pour restaurer une justice, quand chacun se découvre irremplaçable dans sa mise au service de l’humanité tout entière, quand chacun fait l’expérience de l’impossibilité de déléguer à d’autres le souci du monde ».

Pour nos enfants, pour ceux des autres, pour ceux que nous fûmes et pour ceux à venir encore, pour la cascade de tous leurs rires, pour leurs yeux qui cherchent le ciel, pour leurs petits doigts qui effleurent et cueillent le monde, pour leur cœur encore au début d’une pulsation, pour les odeurs, les goûts, les caresses et les étreintes qu’il leur reste à découvrir, pour l’immense et si délicate beauté du monde qui les espère : levons-nous. Nous sommes, chacun de nous, le changement que nous espérons.

Nous sommes le pouvoir.

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