Rodin

L’homme qui aimait les femmes

Cent ans après sa mort, le Grand Palais rend hommage au géant de la sculpture et à l’ogre amoureux.

Paris, 1900. Auguste Rodin reçoit la danseuse Isadora Duncan au Dépôt des marbres, rue de l’Université. Elle ne sera pas déçue. Le maître la guide dans le clair-obscur de l’atelier pour lui montrer ses sculptures. Ses doigts montent et descendent, courent le long des statues. Il passe la main sur elles, les caresse, murmure leur nom. Puis il saisit un peu de terre crue et façonne un sein. « En faisant cela, il respirait très fort, écrit Isadora dans ses Mémoires. Il me regardait, les paupières à demi baissées, les yeux étincelants et, avec l’expression qu’il avait devant ses œuvres, il s’est approché de moi. […] Il a commencé à pétrir mon corps comme de la glaise tandis qu’il se dégageait de lui une chaleur qui me brûlait et me fondait. » 

À 60 ans, Rodin connaît la parade pour peloter ses futurs modèles… Elle a 23 ans, mais si elle est célèbre pour ses danses antiques, qu’elle exécute pieds nus et sans corset sous ses robes flottantes, la jeune femme n’ose pas se livrer. « Je n’avais qu’un désir : lui abandonner tout mon être et je l’aurais fait si, par la faute de mon éducation absurde, je n’avais pas pris peur et ne m’étais reculée. J’ai jeté ma robe par-dessus ma tunique et je l’ai renvoyé tout déconcerté. Quel dommage ! Combien de fois j’ai regretté cette incompréhension enfantine qui m’a fait perdre la divine chance de livrer ma virginité au grand dieu Pan lui-même ! » 

Lorsqu’ils se revoient, quelques années plus tard, la scène embarrassante est oubliée. En octobre 1908, Rodin s’installe dans les salons du rez-de-chaussée de l’hôtel Biron, rue de Varenne. Une sorte de phalanstère où travaillent aussi Cocteau, Matisse, la sculptrice Clara Westhoff. Isadora occupe, quant à elle, une des deux ailes de la cour où elle crée son académie de danse. Parfois, elle vient poser pour Rodin. Elle ondule et il la croque. Pas du bout des dents, mais au crayon. Il simplifie les contours, jette un pudique voile d’aquarelle ocre. On reste très loin des dessins érotiques qu’il réalise avec des modèles plus consentants. Car, côté femmes, Rodin est à la sculpture ce que Picasso est à la peinture : un ogre.

Son amoureuse officielle

Officiellement, l’amour de sa vie s’appelle Marie-Rose Beuret. Quand elle rencontre Rodin en 1864, cette fille aînée d’une famille de vignerons champenois n’a aucune instruction, sachant lire mais à peine écrire. Elle gagne un peu d’argent chez Mme Paul, pour qui elle confectionne des fleurs artificielles et des plumes de chapeaux. Le matin, elle pose pour les artistes. Lui, le fils de garçon de bureau à la préfecture de police, n’a qu’une obsession : la sculpture. Jusqu’alors, il n’avait employé que « Bibi », un pauvre homme au visage meurtri qui balaie son atelier pour quelques sous. Il en résultera son premier chef-d’œuvre, « L’homme au nez cassé », qui ne cassera pas des briques au Salon de Paris en 1875. 

L’irruption de Rose dans sa vie est une chance, Auguste n’a pas les moyens de se payer des modèles professionnels. « Elle s’est attachée à moi comme une bête », confiera-t-il plus tard. Son minois de petit chat lui inspire la jolie « Jeune femme au chapeau fleuri » (1864). Elle lui donne un fils, Auguste. Rodin ne le reconnaîtra jamais. Rose, c’est d’abord la compagne de galère.

« J’abattais mes 14 heures quotidiennes et je ne me reposais que le dimanche. Alors ma femme et moi allions dans quelque guinguette prendre un gros repas, à 3 francs pour nous deux, qui était notre récompense pour la semaine. »

— Auguste Rodin

Argent : néant ; elle doit glaner du papier – factures, vieilles notes à en-tête – pour son compagnon, trop pauvre pour s’en acheter.

En 1871, Carrier-Belleuse, le sculpteur à la mode, emmène Rodin en Belgique. À Rose de veiller sur l’atelier et de couver les ébauches : « Soigne bien mes cires, lui écrit-il. Quand tu mouilleras ma figure, ne la mouille pas trop pour que les jambes ne soient pas trop molles. Je suis content que tu soignes mes plâtres et mes terres. » Rodin travaille d’arrache-pied. Auguste Neyt, un jeune soldat, pose pour lui. Il en résulte un nu grandeur nature baptisé « L’âge d’airain », exposé à Paris en 1877. L’œuvre est si précise, si frémissante de vie que les critiques accusent l’artiste de l’avoir moulée sur un cadavre. Le scandale se transforme en succès : grâce au soutien de quelques amis, la statue est acquise pour 2000 francs par l’État, qui commande à Rodin une porte pour le futur musée des Arts décoratifs. Ce projet deviendra « La porte de l’enfer ». Rodin ne la fera jamais livrer ni fondre en bronze. Inspiré de « La divine comédie » de Dante, ce répertoire de figures l’occupera jusqu’à la fin de sa vie.

L’entrée dans sa vie de Camille Claudel

En bonne brute attachée à son œuvre, Auguste délaisse de plus en plus Rose. Il s’absente parfois plusieurs jours pour aller voir « des cathédrales ». En 1883, sa passion créatrice s’appelle surtout Camille Claudel. Elle a 19 ans, il en a 43. Elève, muse et amante, Camille « rodinise », taille en série des mains et des pieds, poursuit son travail personnel dès qu’elle en a le temps. L’art et l’amour s’amalgament. Le « Sakountala » de Mlle Claudel embrasse « Le baiser » de M. Rodin. « Je lui ai montré où trouver l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle », dit son mentor. 

Pendant ce temps, Rose Beuret serre les dents. Elle racontera, bien plus tard, les yeux embués de larmes, comment elle passait les soirées du nouvel an seule, pendant que Rodin couvrait Camille de fleurs et d’argent. On connaît la suite. Dix ans de passion fusionnelle laisseront Camille désolée et frustrée. Auguste engage ses amis critiques à encenser sa protégée et quelques mécènes à lui passer commande, mais il ne quittera jamais sa Rose. Camille sombre dans la folie. 

En 1895, Auguste achète la villa des Brillants, à Meudon, qu’il loue depuis deux ans. Il aménage divers bâtiments où s’affairent ses assistants, mouleurs, secrétaires. Rose prépare la soupe et veille sur l’intendance. L’entreprise Rodin ne connaît pas la crise. Mais s’il est considéré comme le maître de la sculpture moderne à l’étranger, il n’est toujours pas prophète en son pays. 

À Calais, ses « Bourgeois » en haillons attendront six ans dans une écurie avant qu’on leur trouve une place. Au Salon de 1898, les critiques ricanent devant son « Balzac » en robe de chambre. Le tournant décisif s’opère en 1900, quand Rodin décide de profiter de l’Exposition universelle pour organiser à ses frais son exposition personnelle. Il présente sa « Porte de l’enfer » démontée et beaucoup de plâtres fragmentés, en totale rupture avec l’académisme. Au modelé précis, M. Rodin préfère l’inachevé. Il laisse les traces du travail : coutures, repères, repentirs. C’est la consécration. 

À 60 ans, il devient une star internationale et accumule les admiratrices. Chaque jour, il se rend à son atelier du Dépôt des marbres. Témoins de l’intimité du maître, ses dessins révèlent les séances auxquelles les modèles se soumettent. On les voit écarter les cuisses, se mettre à quatre pattes, se caresser… Rodin le coquin dissèque à l’infini son objet d’étude. Il conserve ses croquis à l’abri des regards, les « destine à un tiroir ». Il traque sans cesse les corps, traduit leur chair dans le marbre ou dans l’argile. 

Et maintenant, une duchesse

Parmi ses favorites, la jeune peintre et femme de lettres Gwen John devient vite son amante, en 1904. Rodin lui loue un logement, lui achète des meubles, se soucie de son bien-être et de sa santé, puis s’en va, trois ans plus tard : « Je suis bousculé. » Celle qui l’accapare désormais, c’est la duchesse de Choiseul. Sèche, mince, couverte de plumes et de bijoux, Claire Coudert est une New-Yorkaise qui a réussi à se faire épouser par un Choiseul et appelle Édouard VII « mon cousin ». Avec la complicité de son mari, elle n’a qu’une idée en tête : mettre le grappin sur Rodin. Et ça marche. 

Le sculpteur l’emmène partout, du Midi à l’Italie. Elle le persuade de quitter Meudon pour s’installer à Paris. Rodin avait découvert, en 1908, l’hôtel Biron, une demeure du XVIIIe siècle louée à des artistes. Il s’installe au rez-de-chaussée, reçoit journalistes, marchands et collectionneurs. La duchesse s’y sent chez elle.

La duchesse s’occupe de la correspondance en anglais, joue les intermédiaires pour la vente des œuvres à des prix explosifs et se vante qu’« avant de prendre les choses en main, il ne gagnait pas plus de 12 000 $ par an » et que « désormais il en gagne 80 000 ».

Rodin finit par comprendre qu’il est abusé lorsque la duchesse tente de lui faire signer un testament qui lui concède ainsi qu’à son mari d’importants droits de reproduction sur les œuvres qu’il veut léguer à l’État.

Claire disparaît, aussitôt remplacée par la redoutable Jeanne Bardey. Rodin la connaît depuis 1909, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune artiste débutante. En 1915, la revoici en veuve éplorée, avec sa fille Henriette sous le bras, pour réconforter le grand artiste en fin de vie. Secrétaire, infirmière, elle est omniprésente et prétend « soulager Rodin des scènes que lui fait sa pauvre folle de femme ». « Il est encore une fois la proie d’une bande noire, notamment d’une Lyonnaise qui dépasse de beaucoup la duchesse », écrit Judith Cladel, sa biographe.

Jeanne parvient à faire signer au sculpteur, devant notaire, en juillet 1916, un testament qui la fait hériter de la moitié de l’œuvre du maître dans l’hypothèse où la donation à l’État n’aboutirait pas. La spoliation échoue de justesse : après plus de 50 ans de tendresse et de larmes, Auguste Rodin se décide à épouser Rose Beuret, le 29 janvier 1917. Il a 77 ans ; elle, 73. Union touchante de deux vieillards. Sur une photo prise dans leur jardin, Rose a le regard perdu et des airs de vieille paysanne transie dans son châle noir. Elle s’éteint des suites d’une pneumonie deux semaines après leur mariage. À petits pas d’infirme, Auguste va la contempler sur son lit de mort : « Elle est belle comme une statue. »

Triste et silencieux, affaibli, le virtuose ne travaille plus. Il décède le 17 novembre 1917, reclus dans sa villa des Brillants. Englué dans la guerre, le gouvernement exclut la possibilité de funérailles nationales. Auguste et Rose reposent côte à côte à Meudon, dans une tombe scellée d’un immense « Penseur ». Inséparables à jamais.

À lire : Mes sœurs divines. Rodin et 99 femmes de son entourage, de Christina Buley-Uribe, éd. du Relief.

Des œuvres puissantes

« L’art n’est qu’une forme de l’amour. Oh ! je sais, bien des moralistes pudibonds se boucheraient les oreilles. Mais quoi ! J’énonce à haute voix ce que pensent tous les artistes. Le désir ! Le désir ! Quel formidable stimulant ! » 

Ce que verbalise le maître de la sculpture moderne dans sa correspondance, ses œuvres le disent avec encore plus de puissance. La main de Rodin pétrit chair et terre dans un même mouvement. À sa source, l’éblouissement devant le corps humain, « ce temple qui marche », dont l’artiste cherchera toute sa vie à percer les mystères. Plusieurs expositions célèbrent le génie du sculpteur. Parmi elles, « Kiefer-Rodin », au musée Rodin jusqu’au 22 octobre, et « Rodin. L’exposition du centenaire », au Grand Palais du 22 mars au 31 juillet.

La rebelle et la soumise

La rebelle et la soumise. Elles sont les deux femmes de sa vie. Camille Claudel éblouit Rodin par sa virtuosité et son énergie. Muse et alter ego, elle travaille aux « Bourgeois de Calais » ou à « La porte de l’enfer », et supporte que ses œuvres personnelles soient passées sous silence… Pour abriter leurs amours illicites, il loue un hôtel particulier, puis un château en Touraine. « Merci, car c’est à toi que je dois toute la part du ciel que j’ai eu dans ma vie », lui écrit-il, sans quitter pour autant sa fidèle Rose, la compagne de ses débuts et mère de son fils. Camille sombre dans la folie. C’est après sa mort que son œuvre sort enfin de l’ombre de Rodin.

Un lien spécial avec le modèle

Impensable pour lui de travailler sans modèle. « Je ne crée pas : je vois, confie-t-il. La vue des formes humaines m’alimente et me réconforte. » Ses agendas sont pleins de noms griffonnés, auxquels il adjoint parfois une note : «  Mlle Octavie Lhonneur, belle rousse. Pied tendu très beau ; jolie cuisse. » Certaines viennent des marchés aux modèles, place Pigalle, ou rue de la Grande-Chaumière, d’autres sont des célébrités, comme Isadora Duncan. Dans l’atelier se noue un lien spécial que Rodin résume à sa manière : « On fait la sculpture – la caresse en plus – le jour tombe ombre – la sculpture avait encore en plus sa caresse – gardait sa caresse. » Son obsession, il va la coucher aussi sur papier : plus de 7000 dessins, esquisses érotiques à la sensualité crue.

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