« On est devant un conflit qui va se prolonger »

Magdalena Dembinska, professeure titulaire au département de science politique de l’Université de Montréal, a répondu aux questions des lecteurs de La Presse et de la chroniqueuse Laura-Julie Perreault jeudi midi. L’autrice du livre La fabrique des États de facto a discuté de différents scénarios possibles dans cette guerre.

Les négociations entre les ministres russe et ukrainien des Affaires étrangères ont achoppé jeudi. À quoi doit-on s’attendre maintenant ?

On ne s’attendait pas à ce qu’il y ait un compromis dès la première négociation entre les ministres. Les demandes sont incompatibles. D’un côté, la Russie demande la démilitarisation de l’Ukraine, mais aussi la reconnaissance de l’indépendance des républiques autoproclamées du Donbass – Louhansk et Donetsk –, et la reconnaissance de la souveraineté de la Russie sur la Crimée annexée par Moscou en 2014.

Pour l’Ukraine, qui défend son intégrité territoriale, perdre la souveraineté sur ces territoires est inconcevable. Ce que la Russie demande, c’est la capitulation de l’Ukraine. Dans ce contexte, la négociation est compromise. Ce qui s’annonce, c’est une guerre prolongée.

Avec de telles positions, est-ce que ça sert à quoi que ce soit de négocier ?

Les positions sont incompatibles. Pour qu’il y ait négociations, il faut non seulement de la bonne volonté des deux côtés, mais il faut aussi créer des incitatifs pour qu’il y ait compromis. C’est ce qu’on espère des sanctions. On espère que la Russie va être suffisamment affaiblie pour qu’elle ne puisse plus financer la guerre, donc avoir un intérêt à s’asseoir à la table et trouver un compromis. La Russie espère que l’Ukraine va être affaiblie pour céder aux demandes de Moscou.

Dans l’éventualité où la Russie réussirait à contrôler les grandes villes de l’Ukraine, est-ce réaliste qu’elle puisse contrôler le pays à moyen terme ?

C’est une chose d’avoir une victoire militaire, c’est une tout autre chose d’occuper un pays à moyen ou long terme. Ici, Poutine a eu une surprise parce que les Ukrainiens résistent et s’opposent à son invasion. Outre la capacité militaire d’occupation, il faut avoir des ressources humaines et donc collaborer avec les résidants sur place. C’est ici que le bât blesse. On sait que plus de 80 % de la population ukrainienne considère qu’il faut se défendre et croit encore en la victoire, malgré le drame humain sur place. Le but de Poutine est certainement de renverser le gouvernement ukrainien et d’occuper l’Ukraine, d’avoir un gouvernement marionnette. Ce qui peut arriver aussi, c’est la partition où on verrait l’occupation de l’est et du sud-est de l’Ukraine – qui ne serait jamais reconnue par la communauté internationale.

Avec les bombardements d’hôpitaux, les attaques contre les civils, est-ce que Vladimir Poutine cherche à pousser l’OTAN à s’impliquer davantage ?

Rien n’est impossible, mais il est difficile de croire que Poutine veuille déclencher une guerre entre puissances nucléaires. Personne ne gagne une guerre nucléaire. Les bombardements des hôpitaux, les cibles civiles de l’armée russe à présent, ce sont des crimes de guerre. Mais on l’a déjà vu : cette tactique a déjà été utilisée en Syrie, notamment. Selon moi, avec ces bombardements, il cherche à inciter Kyiv à capituler, à accéder à ses demandes.

Est-ce crédible de penser que cette guerre pourrait durer des mois, voire des années ?

On est devant un conflit qui va se prolonger. Donc même si le conflit armé se termine avec un cessez-le-feu, dans les prochaines années, on va être dans une situation de conflit avec la Russie, parce qu’aucun compromis avec Moscou ne sera vu comme légitime ni aux yeux des Ukrainiens ni aux yeux d’une bonne partie de la communauté internationale. Comment reconnaître un éventuel gouvernement mis en place à Kyiv par Moscou, qui renverse le gouvernement élu démocratiquement et légitime de Zelensky ? Comment négocier, dialoguer avec Poutine à l’avenir ? C’est dans ce sens que le conflit va durer, même si les armes se taisent. Beaucoup d’experts parlent de la création de nouveaux blocs, mais ça dépend de ce que la Chine va faire aussi.

Vous êtes une experte des États de facto, c’est-à-dire des États qui se sont autoproclamés indépendants, qui ont des capacités étatiques, mais qui ne sont pas reconnus internationalement. Vladimir Poutine a reconnu deux républiques indépendantes dans le Donbass. Que s’y passe-t-il en ce moment ?

On sait que les autorités à Donetsk et à Louhansk sont absolument loyales à Moscou. On sait que ces autorités-là aident, font partie intégrante de l’offensive de la Russie en Ukraine. Je sais aussi qu’elles s’activent à établir des relations « diplomatiques » avec d’autres États de facto dans la région, notamment l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, en Géorgie, qui appuient le discours russe et l’invasion en Ukraine. On sait aussi que, juste avant la guerre, la population de Donetsk et de Louhansk a été en grande partie évacuée vers la Russie. Même si on n’a pas beaucoup d’information sur ce qui se passe sur le terrain, on peut deviner que dans cette région sous contrôle des séparatistes, il n’y a pas d’opposition et de résistance à l’invasion russe. Plus de 1,5 million de personnes avaient déjà fui la région dans la foulée de la guerre du Donbass, qui a commencé en 2014.

Les réponses ont été éditées par souci de concision.

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