Boyan Slat va nettoyer les océans

À 24 ans, l’inventeur néerlandais a mis au point une technique révolutionnaire pour enrayer l’invasion des fonds marins par les plastiques.

Il a gardé sa dégaine d’adolescent, et surtout cette détermination d’acier qui, il y a six ans, l’avait fait connaître du monde entier. Boyan Slat n’a pas changé ; son projet, si : grâce à la générosité de milliers de donateurs et au talent d’une équipe de spécialistes, l’idée de ce petit génie est devenue réalité. Après deux semaines de rodage, System 001, son piège à déchets flottants, appareillera vers la plus importante décharge marine de la planète, grande comme trois fois la France. Un vortex géant de 80 000 tonnes de plastique, situé entre la côte californienne et Hawaii. Pour en venir à bout avec de simples chalutiers, il faudrait 79 000 années. L’écologiste espère, lui, collecter la moitié de ces polluants d’ici à 2023.

Boyan Slat n’est pas du genre à s’épancher : « Je n’ai pas le temps de ressentir quoi que ce soit… » Il regarde pourtant son « bébé » passer sous le Golden Gate avant de s’éloigner vers le Pacifique. Malgré ses 24 ans, l’inventeur néerlandais au regard aussi bleu que lunaire, parle avec la froideur d’un scientifique expérimenté. 

Le « bébé » porte un nom barbare : System 001. Son programme : « Retirer 90 % des déchets plastiques qui polluent les mers, d’ici à 2040. » Ce samedi 8 septembre, c’est la première fois que Boyan voit sa créature en grandeur réelle (600 mètres), remorquée par un gros bateau sur lequel une douzaine de ses coéquipiers vont passer deux mois, le temps des ultimes vérifications.

Comme tous les nouveaux pères, Boyan semble heureux et inquiet à la fois. Tout a été testé en laboratoire et, apparemment, ça marche. « Mais les résultats ne sont pas toujours fiables », se méfie-t-il. Pour lui, c’est l’heure de vérité…

L’aventure commence à l’été 2011. Boyan, 16 ans, fait de la plongée au large de la Grèce. Mais, sous la mer, « il y a plus de plastique que de poissons », se souvient-il. N’importe quel ado se serait arrêté à ce constat, pas ce Géo Trouvetou dans l’âme. À 2 ans, il a fabriqué sa première chaise en bois : c’était plus rigolo que de s’en faire offrir une… À 12 ans, il a déjà conçu plus de 200 fusées à eau s’élevant à 50 mètres : c’est suffisant pour lui valoir une mention dans le Livre Guinness des records, « le but recherché », avoue-t-il.

Une obsession

Ses idées, il les trouve sous la douche, sur son vélo, en se brossant les dents… Face à un problème, il ne peut pas s’empêcher de chercher une solution ; et depuis cette plongée, c’est comme une énigme géante qui se présente à lui. Boyan n’a pourtant pas le pied marin. Il a même le mal de mer. Ça n’arrêtera pas celui qui n’a plus qu’une obsession : nettoyer les océans.

« J’y pensais non-stop », confie-t-il de sa voix douce. Il imagine d’abord un système de ratissage avec de grands filets. Trop coûteux et polluant. Au bout d’un an, à l’été 2012, l’idée de génie lui vient : pourquoi ne pas se servir des courants pour canaliser les plastiques, les concentrer dans une sorte d’énorme entonnoir, puis les extraire de l’eau ? 

Il dessine alors cette longue digue en forme de U. Dessous, des panneaux verticaux de 3 mètres de profondeur bloquent les déchets sans pour autant gêner le plancton, les poissons et autres éléments essentiels à la vie aquatique. Voilà comment, selon lui, on arrive, de la manière la plus écologique qui soit, à nettoyer les mers. Simple… sur le papier. Sa mère, émerveillée, l’encourage d’un : « Vis tes rêves ! »

Boyan se met au travail. Avec un copain de lycée, il se lance dans une expérience pour mesurer la pollution plastique dans la mer du Nord. C’est l’échec. Les instruments de mesure sont engloutis dans les flots. Mais Boyan est cité dans le journal du coin et l’article tombe sous les yeux d’un organisateur de conférences Ted (Technology, Entertainment and Design) qui accueille justement le gratin de la haute technologie mondiale.

Invité à prononcer un discours, Boyan explique que les océans sont en passe de devenir des poubelles et que rien n’est fait car le problème est considéré comme trop vaste pour être résolu. Lui a au moins un projet… qu’il est venu présenter. Il a 18 ans, il est nerveux, mais sa voix claire ne tremble pas. Et il reçoit une standing ovation.

Impressionnés par cet intervenant si précoce et inventif, les participants font fonctionner leurs réseaux. Les dons affluent : 2 millions de dollars en quelques semaines… Boyan décide de se consacrer à 100 % au développement de son invention. Il abandonne ses études d’ingénierie aéronautique à l’Université technologique de Delft, et lance The Ocean Cleanup (« Le nettoyage des océans »), organisme à but non lucratif. Une star est née.

Faire ses preuves

Les sceptiques, nombreux, font la fine bouche. Comment ce freluquet venu de nulle part prétendrait-il régler un problème sur lequel d’éminents scientifiques se sont déjà penchés sans succès ? 

Quand il envoie 13 000 e-mails à des experts pour leur demander conseil, certains tombent de leur chaise. Deux faiblesses sont montrées du doigt. La solidité, d’abord : comment la structure de Boyan va-t-elle résister aux tempêtes en haute mer, à la corrosion du sel, aux morsures des rayons ultraviolets ? Son efficacité, ensuite : comment pourrait-elle capturer les minuscules particules de plastique décomposé qui empoisonnent la faune ? « Des questions légitimes », admet aujourd’hui Boyan. Mais il n’est pas du genre à se démonter. Ni à se laisser abattre par le doute. « J’ai fait beaucoup d’erreurs au départ, reconnaît-il. Mais c’est comme ça que j’ai appris à développer mon projet. » Deux cent soixante-treize maquettes seront testées.

Digue submersible

La première fois que nous avons rencontré Boyan, il n’avait pas 20 ans. Et qui ramait pour trouver des fonds. À l’époque, il avouait vivre chez sa mère et n’avait autour de lui qu’une toute petite équipe de volontaires passionnés. Il envisageait d’arrimer sa digue flottante aux fonds sous-marins grâce à une ancre de… 5 kilomètres – c’est-à-dire deux fois plus longue que la plus longue en service actuellement. Il a vite compris que cette idée était irréalisable. Alors, il a conçu un modèle plus court mais qui, plongé à des niveaux où les courants sont moins forts qu’en surface, évite à l’ensemble de partir à la dérive…

Boyan Slat a beaucoup amélioré son idée initiale. Il a pris de l’assurance. En même temps que lui, son organisation a grandi : elle compte aujourd’hui 85 personnes, dont beaucoup d’ingénieurs, souvent issus du milieu pétrolier où ils ont appris à relever les défis posés par les plateformes offshore.

Il est officiellement le « PDG » de son entreprise. Un patron baba cool en apparence mais « au top sur tous les sujets », témoigne Laurent Lebreton, océanographe en chef, recruté il y a trois ans. Pendant son entretien d’embauche, ce Français diplômé de Centrale Nantes lui a fait part de ses doutes. « Il m’a répondu de manière très argumentée, point par point, comme d’habitude. Et j’ai signé », raconte-t-il.

Déploiement

Samedi dernier, le jour du lancement de son System 001, Boyan Slat a reçu la presse mondiale. Il a annoncé que, si tout se passait bien, il pourrait construire une soixantaine de structures. Dans son pays, il est courtisé par les politiques et même par la Couronne, qui voit en lui le symbole du « génie hollandais ». 

Parmi ses soutiens financiers, il compte ainsi Peter Thiel, le richissime cofondateur de PayPal. Un grand admirateur de Donald Trump. Personne n’est parfait… Et Boyan « ne fait pas de politique ». Ce pragmatique n’a pas l’intention de se fâcher avec un bienfaiteur sous prétexte qu’il soutient un président qui a retiré l’Amérique des accords de Paris sur le changement climatique. « Thiel a investi dans mon projet parce qu’il adore l’innovation et l’entrepreneuriat », tempère-t-il.

Aujourd’hui, The Ocean Cleanup ressemble à toutes les start-up de la Silicon Valley, où personne ne compte ses heures. Sauf qu’elle n’a pas le droit de faire de profits. Boyan y travaille sept jours sur sept. Quand il se repose, il lit, « jamais de romans, mais beaucoup d’essais et de biographies ». Notamment une sur Thomas Edison, pionnier de l’électricité et fondateur de General Electric. 

Mais son vrai héros, c’est Tesla. Rien à voir avec la voiture électrique… Ce Tesla a pour prénom Nikola. Cet inconnu, serbe naturalisé américain, est le pionnier du courant alternatif et a été criblé de dettes à sa mort. « Un idéaliste, un peu comme moi. Il considérait que la technologie était le meilleur moyen pour améliorer le monde, alors qu’Edison ressemble davantage à un capitaliste qui cherche à faire fortune. » 

Car l’argent, Boyan s’en fiche. Il n’a pas de voiture, se rend au bureau à vélo ou en train, comme tout le monde aux Pays-Bas. La semaine, il vit chez sa copine, Kim, une biologiste qui faisait partie de son équipe jusqu’à récemment, et, le week-end, il retourne chez sa mère à Delft… Boyan ne cherche pas à devenir milliardaire. Sauver la planète lui suffirait.

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